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Notre époque désenchantée ne produit plus de héros dignes de leur renommée, mais possède une légion de héros méconnus. L’exemple ne vient plus d’en haut, mais d’en bas.

Chercheur à l’École supérieure des sciences de l’éducation de Harvard, Peter H. Gibbon livre dans les conférences qu’il prononce aux quatre coins des États-Unis un message troublant sur la défaveur qui frappe les héros dans son pays. Comparant la maigre fréquentation du musée new-yorkais des Grands Américains au succès monstre du Temple du rock’n roll à Cleveland, il accuse la communication surabondante mais bâclée de notre époque de faire croire que « tout est pourri, rien n’est sacré, personne n’est noble, les héros n’existent pas ». Et il emprunte à Horace, poète romain, sa conclusion lapidaire: « Nil admirari » – rien à admirer.

Gibbon traite des États-Unis, mais ce qu’il décrit a toutes les chances de se reproduire ailleurs. L’Amérique définit les canons de la nouvelle culture mondiale. Elle inonde la planète de ses films, émissions, vidéos, disques et sites Web, condamnant les productions locales à l’obscurité. Les usines publicitaires de Hollywood et de New York fabriquent les stars qui donnent l’exemple – bon ou mauvais, c’est une autre question – à la jeunesse des cinq continents. Si la puissante Amérique ne croit plus aux héros, les autres cultures du globe finiront bien par suivre son exemple.

La thèse de Gibbon est d’autant plus troublante que les États-Unis ont toujours montré un très vif attachement aux valeurs héroïques; elles forment le socle de leur mythologie collective. La grandeur de cette nation s’enracine dans celle de l’individu. Il faut espérer que Gibbon exagère, car la fin de cette tradition héroïque sonnerait le glas de trop d’autres valeurs. S’il n’est plus de mise d’admirer la grandeur, de chercher à imiter des figures emblématiques, notre civilisation risque de faire un gigantesque pas en arrière. Les « vrais » héros (précision nécessaire, car les faux pullulent, hélas !) sont en effet aussi les hérauts du « vrai » progrès (moral, non matériel).

Si elle se confirme, cette désaffection sera une authentique nouveauté. Toute l’histoire de notre espèce témoigne en effet de son irrépressible besoin d’exalter ceux et celles d’entre les siens qui lui démontrent qu’elle peut s’élever au-dessus d’elle-même; l’héroïsme lui est toujours apparu comme le révélateur de sa capacité de dépassement. Gibbon attribue le développement du scepticisme qu’il dénonce à la sécularisation de la société : elle aurait fait germer le sentiment que chaque être humain trouve sa mesure en lui-même et n’a besoin d’aucune autorité supérieure. En perdant la foi en Dieu, nous aurions perdu la foi en tout ce qui nous dépasse, y compris l’héroïsme.

Si elle se confirme, cette désaffection sera une authentique nouveauté. Toute l’histoire de notre espèce témoigne en effet de son irrépressible besoin d’exalter ceux et celles d’entre les siens qui lui démontrent qu’elle peut s’élever au-dessus d’elle-même; l’héroïsme lui est toujours apparu comme le révélateur de sa capacité de dépassement. Gibbon attribue le développement du scepticisme qu’il dénonce à la sécularisation de la société : elle aurait fait germer le sentiment que chaque être humain trouve sa mesure en lui-même et n’a besoin d’aucune autorité supérieure. En perdant la foi en Dieu, nous aurions perdu la foi en tout ce qui nous dépasse, y compris l’héroïsme.

Un public gavé

Ces jugements de valeur s’appuyaient sur une aspiration vieille comme l’humanité : l’excellence. Ils donnaient un but à l’ambition individuelle en désignant clairement ce qui méritait d’être admiré. Ils garantissaient une récompense raisonnable à ceux qui faisaient l’effort requis pour être admis au sein de l’élite de leur profession. Le monde du spectacle reflétait cette attitude générale. L’artiste n’était pas respecté que pour son talent, mais aussi pour son travail, sa volonté d’exceller.

La société branchée d’aujourd’hui ne connaît plus l’excellence. Tout y est affaire d’offre et de demande. Plus l’« industrie du spectacle » augmente la demande de divertissements populaires, plus la qualité baisse. Obligés d’alimenter plus de cent chaînes, comment les réalisateurs d’émissions pour la télévision pourraient- ils revendiquer l’excellence ? Ils n’arrivent même pas à livrer régulièrement du travail de bonne qualité !

« Sans émulation, nous sombrons dans l’insignifiance ou la médiocrité, car rien de grand ou d’excellent ne se fait sans elle. » Francis Beaumont

Du fait de cet emballement, certains « artistes » accèdent à la célébrité du jour au lendemain et s’enrichissent de façon monstrueuse sans le moindre effort apparent. Point n’est besoin de se perfectionner longtemps pour conquérir un public gavé d’inepties.

Tout à son exploitation de la facilité, la culture populaire sacrifie le mérite au succès, la qualité à la popularité. Ce serait supportable si elle ne faisait pas du succès l’aune du mérite, et de la popularité l’étalon de la qualité. Le résultat net de cette confusion de genres, c’est qu’on admire autant les célébrités de pacotille que les vrais héros.

Manger son sujet

Les médias ont une lourde part de responsabilité dans cet état de choses. La course au rendement et aux cotes d’écoute a poussé le journalisme dans les bras de l’industrie du spectacle. Le scandale fait vendre ? On se hâte donc de raconter au bon peuple les pires ragots sur tout et sur tous. Mais en dénonçant sans arrêt les crimes, les conflits et la perfidie humaine, on finit par donner du monde une image plus cynique et ignoble que ne l’est la réalité.

Les journalistes ne sont pas responsables des faits qu’ils rapportent. « Ils n’ont inventé ni le culte de la célébrité ni la rumeur publique, reconnaît Gibbon. Ils n’ont pas créé ces leaders dont l’inconduite nous atterre », mais « ils ne sont pas blancs comme neige, et ils le savent… » Roger Rosenblatt, qui a travaillé pour le Washington Post, Time, Life et le New York Times Magazine avoue que sa profession est truffée de gens apparemment incapables d’admirer qui ou quoi que ce soit. Pierre Salinger, l’ancien attaché de presse du président Kennedy, écrit dans ses mémoires qu’un reporter ne peut pas devenir célèbre sans détruire une carrière. Adam Gopnik, du New Yorker, note avec cruauté : « Avant, la gloire, c’était de manger avec son sujet; maintenant, c’est de le manger. »

L’histoire revue et corrigée

Il serait tentant d’imputer le cynisme des médias à cette fixation maladive sur le présent qui leur fait nier toute valeur au passé. Sauf que leur travail de sape frappe les héros d’hier comme les aspirants d’aujourd’hui.

« On ne voit plus dans Thomas Jefferson que le président qui couchait avec l’une de ses esclaves, dans Mozart, que le musicien fantasque au langage ordurier », soupire Gibbon. Suivant la règle du nil admirari, des historiens arrangent les faits à leur convenance politique ou culturelle, des biographes traitent leur sujet comme leur pire ennemi, sachant que plus ils exhumeront de squelettes des placards de l’histoire, plus leur ouvrage se vendra. On gagne davantage à exposer les faiblesses mineures du personnage que les raisons objectives de sa grandeur.

Ce qui s’applique au sud vaut aussi au nord. Soumis, du fait de la proximité géographique, à un matraquage médiatique incessant, les Canadiens subissent de la part des Américains une invasion culturelle qui ne cède en rien à leur domination économique. Des deux côtés de la frontière, les jeunes suivent les mêmes modes, écoutent la même musique, éprouvent les mêmes passions, ont les mêmes ambitions professionnelles.

Si l’héroïsme perd sa force d’attraction aux États-Unis, il subira le même sort ici. Les effets de cette désaffection seront encore plus nocifs au Canada, car les héros sont plus rares dans ce pays moins porté à la glorification des exploits individuels

Un signe identitaire ?

image Qui ne s’est plaint un jour de ce que les jeunes Canadiens connaissent mieux les gloires américaines que les héros de leur propre histoire ? Toute une génération a révéré en Davy Crockett le « roi de la frontière » sans savoir que Sir Alexander Mackenzie, les frères Lemoyne et Samuel Hearne avaient accompli l’équivalent en terre canadienne.

Les Canadiens ont en plus l’étrange manie de dénigrer les rares héros dont ils connaissent les noms. Les gens qui savent encore qui est John A. Macdonald parleront plus volontiers de son penchant pour la bouteille que de son rôle admirable dans la naissance d’un pays. C’est au point qu’on pourrait y voir un signe identitaire. Prenons Billy Bishop, l’as de l’aviation canadienne durant la Première Guerre mondiale : il y a quelques années, l’O.N.F. s’est fendu d’un de ces films à mi-chemin entre fiction et réalité où il était présenté comme un hâbleur ayant largement exagéré ses prouesses. Exit l’un des rares héros du Canada anglais.

Pendant le même conflit mondial, sir Arthur Currie commandait le corps expéditionnaire canadien, peut-être la meilleure troupe de l’armée alliée. Quelques années après l’armistice, il a été accusé d’avoir sacrifié les vies de ses soldats à ses rêves de gloire. Il a intenté et gagné un procès en diffamation contre le journal qui l’avait attaqué. Récemment, la porte-parole du cimetière Mont-Royal, à Montréal, a dressé la liste de tous les personnages célèbres qui y dorment de leur dernier sommeil : elle a cité les noms de plusieurs hockeyeurs et celui de sir Arthur… en tout dernier lieu. Avant de condamner les Canadiens pour crime de légèreté, il faut préciser qu’ils ont toujours eu un faible pour les joueurs de hockey. Il n’y a là rien de honteux. Les bons praticiens de notre sport national font preuve de qualités dignes d’admiration : le panache, la vivacité, le courage, l’endurance, la finesse et ce quelque chose d’indescriptible qu’on appelle la classe.

Le crépuscule des dieux locaux

À une certaine époque, tous les petits Canadiens idolâtraient les Syl Apps, Gordie Howe, Maurice Richard et Jean Béliveau. Avec raison, car ces hommes donnaient un magnifique exemple. Du dernier nommé, Guy Lafleur a dit dans sa jeunesse: « Je ne deviendrai peut-être pas l’égal du joueur, mais j’espère être un jour l’égal de l’homme. » Même les étoiles se pliaient à la discipline de l’équipe, suivant le principe des quatre mousquetaires de Dumas : un pour tous, tous pour un. Si un membre de l’équipe était supérieur aux autres, tout le monde en profitait.

La culture véhiculée par les chroniqueurs sportifs d’aujourd’hui est bien différente : la superstar est tout, les autres ne sont rien. Mais une équipe bâtie autour d’un seul joueur est fragile. S’il se retire sous sa tente pour appuyer ses prétentions salariales, comme cela s’est vu récemment, ses coéquipiers sont condamnés à perdre toute la saison durant.

« Les plus grands des actes héroïques s’accomplissent dans le secret des quatre murs d’une maison. » Jean Paul Richter

Le hockey n’est qu’un des sports qui se sont transformés en jeu d’argent. La règle de ce jeu est simple : les joueurs se vendent au plus offrant. Aucun attachement à une équipe ou à une ville n’étant possible dans ces conditions, le rapport affectif qui faisait d’eux des dieux locaux est rompu.

De Joe Louis à Mike Tyson

Avant que le sport ne se mue en pompe à argent, l’important n’était pas de gagner, mais de bien jouer. Il n’est évidemment plus question de se montrer si magnanime. « Montrez-moi un bon perdant, a dit un jour O.J. Simpson, et je vous montrerai un perdant perpétuel. »

Il faut vaincre, à tout prix. C’est une question d’argent, et l’argent est la mesure de tout. « J’évalue le respect au nombre de zéros sur mon contrat », a déjà lâché une vedette du base-ball. On ne pourrait mieux exprimer le principe qui régit le sport professionnel.

Les athlètes sont les héros de la jeunesse, les modèles auxquels on rêve de ressembler quand on sera grand. Le drame, c’est que l’enfant qui marcherait dans les traces de certains athlètes professionnels se rendrait coupable des sept péchés capitaux (pour mémoire : l’orgueil, l’avarice, la luxure, la colère, la gourmandise, l’envie et la paresse).

En passant de Joe Louis à Mike Tyson, nous avons sacrifié la conduite à la performance. Peu importent les qualités humaines de l’athlète; seul compte son rendement sportif, déterminant du nombre de billets qu’il fera vendre.

Soldats anonymes

Les grands athlètes d’hier auraient produit les mêmes performances que les stars d’aujourd’hui s’ils avaient disposé du même entraînement et du même équipement, mais la question n’est pas là : ce qui a fait de Joe Louis un héros populaire même hors des États- Unis, c’est sa noblesse de caractère. Le sport est une guerre qui ne fait pas couler le sang – en tout cas, pas beaucoup. Le sang canadien a copieusement arrosé beaucoup de champs de bataille, ce creuset multiséculaire de l’héroïsme. Mais qui se souvient des héros qui ont combattu l’agression totalitaire pendant les deux grandes guerres et le conflit coréen ?

Dans les années soixante et soixante-dix, leurs descendants ont déboulonné leurs statues et celles de tous les braves qui les avaient précédés; pire, ils ont donné leur piédestal à de mauvais garçons. Les stars du rock n’étaient pas de bons modèles, mais jusqu’où n’irait-on pas pour scandaliser les croulants ?

« Tout homme est un héros et un oracle pour quelqu’un, et pour cette personne, chacune de ses paroles est d’or. » Ralph Waldo Emerson

L’immense influence dont jouissent ces idoles sur la mode et les comportements s’explique facilement : l’être humain est un imitateur. S’il ne suit pas le bon exemple, il suivra le mauvais. Ce ne sont pas les objets d’admiration qui manquent, ce sont les admirateurs qui manquent de jugement. Dans le roman que Tom Wolfe, cet excellent observateur de la société, a publié en 1998, un personnage explique que la mode du pantalon cargo sort tout droit de prison : « On ne te donne pas de ceinture en dedans, alors si ton pantalon est trop grand, il pendouille. » Une société dont la jeunesse puise son inspiration dans l’univers carcéral ne peut pas être tout à fait d’aplomb !

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Rien ne prouve que les adolescents s’identifieraient à des modèles plus sains si on leur en proposait, mais ce n’est pas une raison pour nier leur existence. Des héros et des héroïnes, il y en a, et même beaucoup, sur cette terre. Ils ne sont pas reconnus comme ils devraient l’être, voilà tout.

Ces hommes et ces femmes ne s’illustrent pas sur les plateaux de télévision, ni dans les pages des magazines, encore moins dans des affrontements sanglants contre les ennemis de leur nation. On les trouve dans les tranchées des guerres modernes contre la barbarie, l’injustice, la maladie, la faim. Ils travaillent pour des organisations humanitaires dans les endroits chauds du globe, ils soulagent la misère des exclus dans les ghettos urbains, ils essaient de sauver des jeunes à la dérive dans les écoles et centres communautaires des quartiers pauvres. Ils mènent, comme tous ceux qui ont mérité le titre de héros au cours de notre histoire, une vie d’abnégation dans le plus parfait anonymat.

Mettons fin à la farce

Ne déplorons pas trop vite la décadence de l’héroïsme ancienne manière; il y a toujours eu quelque chose d’excessif dans l’élaboration de ces idoles humaines.

Au lieu de contempler les statues des présidents et des rois, des militaires et des politiques, recueillons-nous devant le monument au soldat inconnu. Les généraux immortalisés dans la pierre sont ceux qui, ayant survécu au carnage, ont reçu le crédit des exploits que leurs hommes avaient accomplis dans la sueur et les larmes. Les noms de ces défenseurs de la liberté, comme ceux de la plupart des vrais héros et héroïnes de l’aventure humaine, sont ignorés de leurs descendants.

Que les médias continuent à générer des modèles honteux, c’est leur affaire, mais rien ne nous oblige à les suivre dans cette voie. Nous vivons dans une société libre : si nous voulons mettre fin à cette farce, nous n’avons qu’à ne plus acheter de billets ! Lorsqu’ils n’y trouveront plus de profit, ses metteurs en scène la retireront de l’affiche. La publicité fabrique des héros peu recommandables ? Cherchons les nôtres hors du champ des caméras et des projecteurs. Quant aux parents déçus par les modèles proposés à leurs enfants, il leur reste toujours cette ressource: assumer eux- mêmes ce rôle.