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Et bien sûr, les Canadiennes françaises en cette Année de la francophonie canadienne. Nous avons toutes les raisons du monde de célébrer cet élément vital de notre identité nationale : sans ses deux cultures fondatrices, que serait le Canada aujourd’hui ?

Dommage que la politique colore si fortement l’historiographie canadienne ! Cette fixation conduit la plupart de nos historiens sérieux à dépeindre un pays englué dans les affrontements factieux et les querelles constitutionnelles. À leur décharge, la société canadienne a suivi un cours si pacifique que guerres civiles et révolutions manquent – faut-il dire cruellement ? – à sa chronique. N’empêche que le récit des discours enflammés et des gesticulations mélodramatiques que nos représentants ont de tout temps substitué à la mitraille et aux boulets de canon laisse la gênante impression que rancoeur et désunion ont été le pain quotidien des Canadiens… ce qui est loin d’être le cas.

L’histoire des rapports franco-anglais s’en trouve particulièrement mal servie. Dans une langue ou dans l’autre, nos manuels d’histoire brossent le portrait de deux groupes linguistiques en conflit perpétuel. Nulle part n’est relevé le fait pourtant significatif que ces affrontements n’ont presque jamais impliqué la masse du peuple, malgré une tradition d’intolérance mutuelle pétrie de préjugés. On remarquera à ce sujet que moins les membres d’un groupe fréquentent ceux de l’autre groupe, moins ils semblent capables de les supporter. C’est ainsi que les plus fervents partisans d’une rupture avec le Canada anglais vivent dans des régions où l’anglophone est presque aussi rare que le palmier et que les plus radicaux des opposants à un règlement à l’amiable avec le Québec habitent des régions où on ne voit pas un francophone à l’horizon. Si on excepte de rares « émotions » populaires provoquées par la démagogie, nos bagarres linguistiques n’ont jamais dépassé l’entourage des partis politiques : groupes de pression, journalistes, intellectuels. En marge de ce petit cercle, les Canadiens ont fait l’histoire qui compte en gérant leurs affaires au meilleur de leurs intérêts, ce qui impliquait souvent d’y associer des membres de l’autre groupe. Lorsqu’ils ont été en contact direct les uns avec les autres, les Canadiens français et anglais ont su vivre et travailler ensemble avec une remarquable sérénité. Quand on pense à la haine qui a empoisonné les rapports entre catholiques et protestants des siècles durant dans les « vieux pays », on ne peut qu’admirer leur civilité.

Hélas ! se croyant plus divisés qu’ils ne le sont vraiment, les Canadiens ont tendance à s’irriter du caractère biculturel de leur pays. Les commentateurs parlent du « fait français » sur un ton qui évoque une réalité déplaisante à laquelle il faut se résigner. Des deux côtés, beaucoup rêvent même d’en finir avec ce fait encombrant : un pays, une langue, voilà l’idéal que partagent les partisans d’un Canada unilingue et ceux d’un Québec indépendant.

Bref, la coexistence pacifique de deux des langues les plus répandues dans le monde n’est pas perçue comme un trésor national. Le gouvernement du Canada n’en a que plus de mérite d’avoir fait de 1999 l’Année de la Francophonie canadienne. Il nous invite ainsi à célébrer le charme piquant que donne à la culture canadienne sa composante française. Dans les mois qui viennent se dérouleront d’un océan à l’autre toute une série d’événements honorant l’apport des francophones à notre pays.

Des condamnés bien portants

Cette Année est aussi celle du treizième sommet de la Francophonie qui réunira les chefs d’État et de gouvernement de 49 pays ayant le français en partage à Moncton au début de septembre. Amplifiant l’impact de la Semaine nationale de la Francophonie qui, tous les mois de mars, souligne la contribution française au patrimoine canadien, les festivals, colloques et activités éducatives qui ponctueront ces 12 mois rappelleront à point nommé que le Canada, deuxième pays francophone du monde après la France, est un pilier économique et culturel de cette communauté linguistique de 180 millions d’âmes.

Les Canadiens à qui on demande en quoi leur pays se distingue des États-Unis devraient répondre en français. Lester B. Pearson

Le choix de la ville-hôte est des plus heureux. Le Nouveau- Brunswick est en effet notre seule province officiellement bilingue, et son premier ministre, Camille Thériault, est francophone. Belle façon de souligner que le Canada français ne se circonscrit pas au Québec ! Les nationalistes de cette province (et ceux qui voudraient qu’elle cesse de l’être) affirment que les francophones hors Québec sont condamnés à l’assimilation. Voilà 25 ans qu’ils répètent cette prédiction de René Lévesque, mais elle ne semble pas près de s’accomplir : des 6,7 millions de francophones du Canada, plus de un million vivent à l’extérieur du Québec.

On peut trouver des villes et des villages d’expression française dans toutes les provinces de l’Atlantique, en Ontario, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta. Et les 480 000 Ontariens qui déclarent le français comme langue maternelle sont à peine moins nombreux que les Anglo-Québécois de souche. L’existence de ces collectivités francophones n’est malheureusement pas très connue. En 1997, des téléspectateurs québécois ont été estomaqués d’entendre des Manitobains décrire en franco-canadien courant les dégâts causés par le débordement de la rivière Rouge.

Certains prendront prétexte du vigoureux développement d’autres groupes ethniques depuis un siècle pour taxer cette célébration d’archaïsme. De quel droit ce traitement particulier pour les descendants des Français ? La démographie apporte le premier élément de réponse : ils forment, avec 26,6 % de la population, la plus importante minorité du pays après le groupe britannique. Et si, parmi les 40,5 % de Britanniques, on distingue Anglais, Écossais, Irlandais et Gallois, les Canadiens de souche française deviennent la pièce maîtresse de notre mosaïque culturelle.

Au delà de ces considérations quantitatives, les Canadiens français ont droit à une place prééminente au sein de notre nation à cause de leur rôle vital dans sa formation. Faut-il rappeler que seuls les peuples autochtones ont occupé ce territoire avant eux ? Pendant les 259 années d’existence de la Nouvelle-France, ses habitants, qui s’appelaient déjà les Canadiens, ont si bien adapté leur culture d’origine au milieu nordique qu’ils ont marqué d’un sceau indélébile le style canadien dans des domaines aussi divers que l’architecture, l’ameublement, la cuisine, l’habillement et la musique. Non seulement ces premiers colons ont triomphé d’un environnement très hostile, mais ils ont exploré le sud-est du continent jusqu’au golfe du Mexique.

Une conquête en commun

Cette épopée regorge de grands noms : Champlain, LaSalle, Marquette, LaVérendrye, sans oublier Radisson et Des Groseilliers, deux formidables coureurs des bois qui peuvent être considérés comme les précurseurs des nombreuses alliances biculturelles qui ont tant contribué à notre progrès économique. L’administration coloniale française ayant confisqué leurs fourrures, ils passèrent en Angleterre et y dévoilèrent l’existence d’une route vers les pays d’En-Haut partant de la baie de James. Leurs renseignements menèrent à la fondation de la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1670. Et cette société, en étendant son emprise commerciale sur le nord du continent, a structuré une grande partie de l’Ouest et du Nord canadiens.

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C’est en s’appuyant sur l’endurance et les connaissances des voyageurs canadiens-français que les habiles marchands écossais de la Compagnie du Nord-Ouest ont pu ouvrir les routes commerciales qui nous ont permis d’occuper l’immense prairie séparant la frontière américaine de l’Arctique. Des négociants francophones, Barthélémi Blondeau, Nicolas Montour et Jean-Baptiste Cadot, faisaient partie des principaux associés fondateurs. En 1763, Cadot sauvera son partenaire Alexander Henry d’une tentative d’assassinat. Un exemple qui sera maintes fois imité, tant par des anglophones que par des francophones en temps de paix comme de guerre.

Unis dans le combat pour la démocratie

Le Canada lui-même doit peut-être la vie aux miliciens canadiens- français du colonel Charles de Salaberry qui ont repoussé l’attaque américaine de 1812 à Lacolle et Châteauguay. Et tout laisse penser que si la population francophone avait soutenu les troupes américaines qui ont occupé le pays en 1775, l’histoire du Canada aurait été bien différente – à supposer qu’elle se fût poursuivie.

Même les révoltes contre la métropole britannique sont marquées au coin de la coopération franco-anglaise. Le soulèvement des Patriotes en 1837-1838 n’était pas l’affrontement interethnique auquel tant de Québécois ont été amenés à croire. C’était d’abord et avant tout un combat pour la démocratie et contre une clique avide qui monopolisait le pouvoir. Chez les rebelles du Bas-Canada, des anglophones comme James Storrow Brown, Wolfred et Robert Nelson occupaient des postes-clés aux côtés de Louis-Joseph Papineau. Lequel était en contact étroit avec son homologue du Haut-Canada, William Lyon Mackenzie. Cette double révolte allait permettre à la colonie canadienne de se gouverner elle-même en attendant son émancipation pleine et entière.

Les francophones ont également joué un rôle de premier plan dans la colonisation de l’Ouest canadien. C’est Louis Riel qui, par sa rébellion, a permis à une colonie qu’Ottawa voulait garder sous sa coupe d’obtenir le statut de province et un gouvernement élu. Sitôt après la naissance du Manitoba, en 1870, la Police montée du Nord- Ouest était chargée de faire régner la loi et l’ordre dans les immensités sauvages de l’ouest et de négocier la paix entre et avec ses habitants autochtones. Parmi les recrues qui ont fait la traversée des Prairies il y a 125 ans, beaucoup parlaient français. La loi qui avait institué le nouveau corps de gendarmerie stipulait que les recrues devaient pouvoir lire et écrire l’anglais ou le français.

Les Canadiens français se sont également distingués dans la conquête du Grand Nord : les expéditions organisées par la Gendarmerie royale au tournant du siècle avaient des chefs comme J.B. Bégin et A. E. Pelletier. Leurs épopées ont permis au gouvernement canadien de fonder juridiquement ses revendications sur une large portion du continent. En 1909, le capitaine Joseph- Elzéar Bernier, navigateur émérite originaire de l’Islet, au Québec, faisait dresser sur l’île de Melville une plaque affirmant la souveraineté du Canada sur la totalité de l’archipel arctique. Il contrait ainsi les prétentions d’un certain nombre d’autres nations.

… des gens qui ont fait de grandes choses ensemble par le passé en rêvant des grandes choses qu’ils pourraient encore faire ensemble à l’avenir. Frank Underhill

Le français, langue des affaires, des arts, des sciences, du sport…

Les exploits de ces explorateurs attestent d’un attachement québécois à la cause canadienne que trop d’anglophones refusent de reconnaître. Comme en témoigne, dans un autre registre, l’énergie déployée par les Louis Beaubien, Georges H. Simard, Joseph Forget et autres financiers québécois pour canaliser l’argent de leurs concitoyens dans l’expansion de l’espace économique canadien au tournant de ce siècle. Forget a présidé ce qui était à l’époque le principal marché des capitaux du pays : la Bourse de Montréal.

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Les anglophones ont longtemps prétendu que les francophones ne s’intéressaient pas aux affaires. Difficile de les suivre sur ce terrain quand on pense que Bombardier est aujourd’hui l’un des fleurons de l’industrie canadienne. Son existence même dément un autre préjugé tenace à l’encontre de la société québécoise traditionnelle : son supposé dédain pour la science et la technologie. Après tout, c’est Armand Bombardier qui a inventé la motoneige dans les années trente. Dans la même veine, on peut citer Georges-Édouard Desbarats, inventeur en 1869 d’un procédé de reproduction photographique en similigravure qui a donné naissance à nos magazines illustrés. Dans le domaine des sciences appliquées, Roger Gaudry et Roger Lemieux ont fait avancer la chimie comme Armand Frappier, la microbiologie.

En 1910, Édouard Montpetit fondait l’École des Hautes Études commerciales de Montréal pour encourager les francophones à se lancer en affaires. Elle est très courue aujourd’hui, mais il faut admettre que pendant quelques générations après sa création, le Québec à continué à diplômer plus de médecins et d’avocats que de gestionnaires et de financiers. Le Canada n’a pas perdu au change : ce modèle éducatif axé sur les humanités a produit un nombre disproportionné d’hommes d’Église, de médecins, de diplomates et de magistrats dévoués au progrès de la nation. En sont également issus de très grands chercheurs comme Marius Barbeau, père de ] ‘ethnologie canadienne.

Dès lors qu’on aborde le domaine des arts au Canada, la liste des noms français devient si longue qu’il faut se limiter à quelques représentants emblématiques : en peinture, Alfred Pellan, Paul- Émile Borduas, Jean-Paul Riopelle, Jean-Paul Lemieux; en sculpture, Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté; en littérature, Gabrielle Roy et Anne Hébert; en musique, Wilfrid Pelletier et Calixa Lavallée, compositeur du Ô Canada. Dans le domaine des arts de la scène, Les Grands Ballets canadiens et le Cirque du Soleil ont des légions d’admirateurs dans le monde entier. Au hit-parade de la chanson populaire, la plus grande star canadienne de tous les temps s’appelle Céline Dion.

Le Canada est un suprême acte de foi.A.R.M. Lower

La première idole du sport canadien, c’est Louis Cyr, le phénoménal « homme fort » de la fin du dix-neuvième siècle. Le premier héros de notre sport national, c’est Aurèle Joliet, des Sénateurs d’Ottawa. La fougue et la classe de Maurice Richard sont gravées dans toutes les mémoires, même si les partisans anglophones des Canadiens de Montréal ont adulé depuis bien d’autres hockeyeurs francophones. Et le pays tout entier a vibré à l’unisson en assistant aux triomphes olympiques de Gaétan Boucher, Jean-Luc Brassard et Myriam Bédard.

Architectes de notre société multiculturelle

L’exploit, dans n’importe quel domaine, est seulement un symbole, un témoignage facile à comprendre de ce dont l’être humain est capable s’il développe ses talents. La vraie histoire d’un peuple s’écrit au quotidien, dans le combat de chaque individu pour améliorer son sort et celui de ses proches. Et sur ce plan-là, il ne fait pas de doute que notre nation n’aurait pu prendre la forme qu’on lui connaît sans « la tolérance et la coopération mutuelles des Français et des Britanniques », pour reprendre une formule de l’auteur Stephen Leacock datant de 1942. Cette volonté de coopération ne s’est d’ailleurs pas limitée aux deux « ennemis héréditaires » du Vieux Continent : la trêve qu’ils ont scellée sur les rives du Nouveau-Monde a jeté les bases de notre société multiculturelle contemporaine.

Les Anglo-Canadiens ne sont pas insensibles aux services rendus par leurs concitoyens francophones. Lors d’un sondage pancanadien récemment conduit par Angus Reid pour le compte du ministère fédéral du Patrimoine, 88 % des répondants anglophones ont reconnu que les Canadiens français avaient fait une contribution importante à notre pays, et 80 % ont approuvé l’idée d’une célébration de notre héritage francophone.

Ils ont aussi montré beaucoup de sympathie à l’égard du français. Ainsi, 77 % souhaitent que leurs enfants apprennent le français, et 61 % estiment que la reconnaissance de deux langues officielles est un trait important de l’identité canadienne, bien que seulement 18 % entendent parler français une fois par jour, au mieux.

Même si la rareté des contacts intercommunautaires obère le résultat, il est préoccupant de constater que seulement 61 % des Anglo- Canadiens apprécient à sa juste valeur un héritage qui contribue puissamment à les différencier de la majorité des 260 millions d’anglophones du continent. Celles et ceux qui sont authentiquement attachés à l’identité canadienne espéraient sûrement mieux.

Une question de vie ou de mort

Peut-être faudrait-il poser la question autrement. L’expression « langues officielles » est éminemment politique, et comme on l’a vu, la politique a toujours avivé les tensions entre les deux groupes. Si on avait demandé aux répondants « pensez-vous que la présence des francophones contribue de manière importante à définir l’identité canadienne ? », les oui auraient sans doute été beaucoup plus nombreux. Ce sont les gens, non les lois qui font vivre notre partenariat biculturel.

En fait, la question la plus révélatrice de toutes, pour les deux groupes, d’ailleurs, c’est : que seriez-vous sans eux ? Que seraient devenus les Canadiens anglais sans les Canadiens français, et inversement ? L’historiographie suggère fortement que si nous n’avions pas été capables d’unir nos forces pour progresser ensemble, il n’y aurait pas de Canadiens du tout, parce qu’il n’y aurait pas de Canada. Ou en tout cas, ce ne serait pas le Canada auquel des évaluations internationales objectives attribuent aujourd’hui la palme mondiale de la qualité de vie.