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Dans un monde où les tensions sont extrêmes, la récréation est une nécessité. Veillons cependant à ce qu’elle ne se transforme pas elle-même en une source de pression. Dans notre société, la qualité de la vie arrive à dépendre de la qualité des loisirs. Est-il possible de « s’amuser à mort » ?

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Le mot « récréation » a un petit air résolu, évocateur de vestiaire, de sueur et de piscine à odeur d’eau de Javel. L’idée de se « récréer » afin de maintenir sa capacité de travail a un côté calculé, plutôt glacial. Si la récréation n’est qu’un accessoire de la vie professionnelle, les loisirs deviennent alors une obligation, celle de s’amuser qu’on y prenne plaisir ou non !

Mais, soyons justes ! La récréation ne mérite pas une telle réputation. Elle se compose après tout d’activités inoffensives, entreprises pour la satisfaction qu’elles procurent. Qu’elle garde le corps et l’esprit en forme pour mieux travailler n’empêche pas que sa justification première est la joie qu’on en retire.

La récréation selon…

Shakespeare disait que la récréation était « douce », la meilleure défense contre « les ennemis de la vie », le principal d’entre eux étant la mélancolie. À son époque, c’est-à-dire aux 16e et 17e siècles, l’humanité ne consacrait au travail que le nombre d’heures strictement nécessaire. La famille moyenne jouissait de 200 journées de congé par an contre 130 à l’heure actuelle en Amérique du Nord. On se divertissait en pratiquant toutes sortes de jeux et de sports en plein air, en assistant à des bals, à de grands spectacles, à des foires et à des pièces de théâtre.

Shakespeare était un acteur et auteur dramatique à Londres à l’époque où commença la lutte des puritains contre l’esprit de la « joyeuse Angleterre », laquelle devait s’étendre à toutes les parties du monde dominées par les protestants. Les puritains proclamaient que les êtres humains étaient, de par leur nature, des pécheurs dont les voies du salut passaient par la ferveur religieuse, le renoncement au luxe et le labeur. Une fois maîtres de l’Amérique coloniale, ils firent de la profanation du sabbat un délit punissable. Jouer aux échecs un dimanche après-midi pluvieux constituait une profanation.

Dans leur zèle de faire du dimanche « un jour de repos », les puritains et leurs imitateurs confondirent le repos et l’oisiveté. Le premier état est marqué par la tranquillité d’esprit; le deuxième est un terrain propice aux tentations. Ils ne comprirent pas qu’on pouvait se garder des tentations en se livrant à des activités inoffensives.

Les militaires considèrent que le repos n’a rien à voir avec la récréation, même si cette dernière semble délasser. Le repos est passif, la récréation active : on se repose assis sur un banc dans un parc. La récréation sous-entend des actes : on se promène, on skie, on joue au ballon.

Mais la façon d’utiliser ses loisirs ne constitue pas toujours une récréation. S’enivrer ou se droguer, par exemple, est loin d’avoir un effet régénérateur.

Comportement sous surveillance

Le fait que la nature humaine porte en soi des germes destructeurs explique que les autorités publiques cherchent à contrôler la conduite des gens pendant leurs loisirs. Souvent, les heures d’ouverture des bars sont limitées, les jeux d’argent publics, interdits. Si les libertaires déplorent le paternalisme officiel, force nous est d’accepter que le comportement de certains doit être contrôlé, dans leur propre intérêt comme dans celui de la société.

Les premiers mouvements récréatifs destinés aux adultes avaient pour objectif d’offrir un choix d’activités saines et exemptes de danger aussi bien sur le plan personnel que social. C’est ainsi que la Young Men’s Christian Association ouvrit des installations récréatives en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord, à la fin du 19e siècle, pour garder les jeunes de l’alcool et de ses dangers.

Jadis, le commun des mortels passait le plus clair de son temps libre à s’enivrer. En dépit des efforts acharnés des puritains, le dimanche était placé sous le signe des beuveries, à tel point que de nombreux ouvriers d’Europe occidentale restaient chez eux le lundi pour récupérer.

Aux 16e et 17e siècles, la famille moyenne jouissait de 200 journées de congé par an contre 130 à l’heure actuelle en Amérique du Nord.

Les ouvriers prenaient cette décision sans avertir leurs employeurs. Pour régulariser la production, les propriétaires d’usines britanniques décidèrent, dans les années 1880, de leur accorder un demi-jour de congé le samedi, initiative qui annonçait le week-end d’aujourd’hui des pays occidentaux.

Vers une classe des loisirs

L’avènement du week-end fut suivi par le raccourcissement de la journée de travail, par l’accroissement du revenu net et de la mobilité (grâce aux automobiles), et par une gamme de plus en plus étendue d’activités de détente. Lorsque le sociologue américain d’avant-garde Thorstein Veblen publia The Theory of the Leisure Class, en 1899, le groupe sur lequel était basé son ouvrage ne représentait qu’une faible portion de la population. Aujourd’hui, la plupart des gens qui ne sont pas condamnés à l’oisiveté par le chômage appartiennent à cette classe des loisirs, à temps partiel pour les membres de la population active et à temps plein pour les retraités.

Ils se livrent à de nombreuses activités réservées jadis aux nantis. Seule une personne richissime pouvait autrefois posséder un yacht; seuls les fortunés pouvaient jouer au golf.

La généralisation des activités de loisirs a entraîné un détachement de l’éthique traditionnelle du travail. Si le travail procure toujours à beaucoup une vive satisfaction, pour d’autres ce sont les loisirs qui leur donnent le plus de plaisir et un sens d’identité. Comme le déclarait dernièrement la revue Fortune, « contrairement à leurs pères qui souffraient de ” travaillite “, les dirigeants d’aujourd’hui ne sont pas prêts à renoncer à leurs intérêts personnels au profit du travail. Ils veulent avoir le temps de s’adonner à des activités stimulantes, sources de découverte de soi et d’épanouissement ».

La récréation comme remède au stress

L’augmentation du temps libre et des moyens d’en jouir s’est accompagnée d’un besoin accru de récréation. Au milieu de la richesse, des divertissements et des commodités du 21e siècle, les pressions exercées sur les êtres humains se sont intensifiées, notamment dans les régions urbaines où vivent la plupart des habitants des pays occidentaux. Le temps libre ne suffit pas à réparer les dommages du stress; les heures de loisir, en fait, sont susceptibles d’exacerber les troubles liés au stress provoqués par l’ennui, la solitude et des habitudes malsaines.

« Lorsque vous vivez des moments de grande tension », écrit Peter G. Hanson dans The Joy of Stress, « simplement se retirer et se coucher les yeux au plafond ne suffit pas. Le tourbillon incessant de vos pensées génère une nouvelle tension. Pour se détendre il faut alors entreprendre une activité également stressante, une activité qui vous occupera pleinement l’esprit mais qui actionne différents circuits du cerveau ou du corps. C’est ainsi que des occupations stressantes comme l’alpinisme, la descente de rapides, le parachutisme, le tennis ou le surf aident énormément à réduire les tensions ordinaires. »

La variété est essentielle pour tirer pleinement parti de ses loisirs. Si l’on se concentre trop intensément sur un seul passe- temps, ce dernier prend des allures de travail, devient une nouvelle source de tension néfaste.

Liberté ou obligation ?

imageLe grand philosophe de la pêche Isaak Walton établit une distinction intéressante entre l’oisiveté et la récréation dans The Compleat Angler. Un de ses amis, relate-t-il, aimait à dire que la pêche à la ligne « servait à employer son temps libre, qui alors n’était plus libre ». Si l’on considère que la récréation est l’emploi du temps libre, il est clair que regarder la télévision sans discernement n’est pas récréatif. Tout comme la lecture, la télévision est stimulante à dose judicieusement choisie. La regarder simplement parce qu’elle est là ne permet pas de reprendre le fardeau de ses soucis l’esprit reposé.

Dans son livre Amusing Ourselves to Death, Neil Postman discute de l’influence néfaste que la télévision exerce sur les affaires publiques en banalisant les questions sociales et politiques. Il aborda pour la première fois ce sujet dans un discours prononcé en 1984 dans le cadre d’un séminaire lors de la Foire du livre de Francfort. Il reprit le thème de 1984, roman de George Orwell qui décrit une société futuriste où l’esprit des gens est contrôlé par une police d’État psychologique. M. Postman remarqua que les horreurs prédites par Orwell en 1948, date où il écrivit son livre, ne s’étaient pas réalisées dans les démocraties occidentales.

Mais, ajouta-t-il, « outre la vision pessimiste d’Orwell, il existe un autre scénario légèrement antérieur qui, bien que moins connu, n’en est pas moins glaçant. Je fais allusion au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Orwell craignait que l’humanité ne tombe sous le joug d’une oppression externe. Huxley, quant à lui (son livre a été publié en 1932), ne pense pas qu’un Big Brother ou un ministère de la Vérité soit nécessaire pour déposséder les gens de leur indépendance, de leur maturité et de leur histoire. Ces derniers en viendront à aimer leur oppression, à adorer les technologies qui détruisent leur capacité de penser ».

Orwell redoutait que les livres soient bannis. Huxley, lui, déclare que les livres disparaîtront parce que les gens deviendront si superficiels qu’ils n’auront plus aucun désir de lire. Dans 1984, les habitants sont contrôlés par la douleur qu’on leur inflige; dans Le Meilleur des mondes, ils le sont par « le plaisir qu’on leur inflige », pour reprendre les mots mêmes de M. Postman. Ce dernier considère que la télévision joue le rôle du soma de la bienveillante dictature d’Huxley, drogue utilisée universellement pour étouffer toute pensée ou tout sentiment incompatible avec les normes sociales.

La variété des loisirs est essentiellement si l’on ne veut pas qu’ils se transforment eux-mêmes en devoir.

Or, les héros du Meilleur des mondes sont loin d’être des téléspectateurs passifs. Ils participent avec enthousiasme à toutes sortes d’activités, dont le Golf-Obstacle-Électro-Magnétique et le « Ballatelle Centrifuge », qui exigent du matériel de pointe compliqué. Les commentaires sur le ballatelle centrifuge du « directeur d’Incubation et du Conditionnement » annoncent le secteur récréatif d’aujourd’hui qui vaut plusieurs milliards de dollars et propose constamment des modes novateurs et de plus en plus coûteux d’occuper ses loisirs.

Dans son livre Waiting for the Weekend, Witold Rybczynski, professeur à l’Université McGill et auteur, rejoint Huxley et comme lui craint la surorganisation de la vie moderne, et, par extension, des activités récréatives. Il redoute que nous soyons esclaves du week-end, devenu une institution sociale qui dicte la manière d’utiliser ses loisirs et confère la même conformité qui pèse sur la vie professionnelle.

M. Rybczynski affirme que nous avons retourné le concept de la récréation et que « la liberté de faire quelque chose est devenue une obligation », d’autant que ce quelque chose est généralement fatigant ou difficile.

C’est dans un souci de perfectionnement qu’on participe à des « camps » pour améliorer son tennis ou son équitation et qu’on « travaille » avec des spécialistes dans des « cliniques » pour corriger un mouvement de golf imparfait. La pression sociale incite à utiliser du matériel coûteux, digne d’un professionnel. Les cuisiniers du dimanche possèdent des batteries d’instruments propres à rendre jaloux les grands chefs d’Europe, et les banlieusards montent des bicyclettes à multiples vitesses, plus appropriées au Tour de France qu’à la piste cyclable locale.

Non seulement on est censé agir comme un professionnel, mais on doit avoir l’allure d’un professionnel. Il existe un costume – uniforme serait un mot plus juste – pour chaque type d’activité, accompagné de souliers spéciaux. Des chaussures de tennis ridiculement coûteuses sont de rigueur pour tous les âges, aussi bien pour les coureurs retraités que pour les gamins qui jouent au basket dans la cour de récréation. La tyrannie de la mode a depuis longtemps envahi les pistes de ski où l’on ridiculise ceux qui portent des vêtements désuets.

L’augmentation du temps libre s’est accompagnée d’un besoin accru de récréation.

L’idée que la récréation doit être un moyen de s’améliorer ne laisse guère de place à l’amateur bon enfant qui aime participer à un sport pour se délasser. Les clubs nautiques, qui accueillaient jadis des gens simplement désireux de s’amuser sur un bateau, participent aujourd’hui à des courses marquées par l’esprit de compétition le plus vif. Qu’il s’agisse de faire du pain, du surf, ou de jouer au monopoly, chaque année donne naissance à des concours et des tournois de plus en plus nombreux. Même le tranquille jardinier amateur participe à des championnats de classe mondiale et s’acharne à produire de grotesques concombres et navets boursouflés, et sans doute immangeables, pour que son nom figure dans des livres de records.

A l’agressivité de l’esprit de compétition dans un domaine où rien de tel n’existait auparavant, s’allie la cupidité. En Amérique du Nord, la mode actuelle des collections de cartes de baseball ne relève pas de l’amour du jeu ni d’une admiration naïve pour les joueurs, mais du fait qu’elles sont lucratives. Des concours sont maintenant organisés non pour goûter à « l’art aimable de la pêche à la ligne », mais pour attraper le plus gros poisson et gagner le prix le plus important en utilisant la toute dernière technologie sous-marine.

Un équilibre subtil

Cette nouvelle mentalité a amputé la vie d’une certaine grâce et rabaissé l’esprit d’amateurisme dans lequel on entreprend des activités pour avoir du plaisir et non pour remporter une victoire ou gagner de l’argent. Lorsque la récréation atteint un tel niveau compétitif et mercenaire, qu’elle n’est que la prolongation de la vie professionnelle et de ses tracas, elle n’a plus de raison d’être.

Par contre, si la récréation est une fin en soi et domine la vie d’un individu, elle est également absurde. Si elle ne vise qu’à donner du plaisir ou flatter la vanité, comment la prendre au sérieux ?

Et pourtant, tout membre d’une société doit la prendre au sérieux, ne serait-ce que parce qu’elle consomme des ressources naturelles et économiques et que cette consommation ne peut que s’accroître avec la population, notamment dans les régions prospères du monde.

La répartition de l’espace voué à la récréation est déjà une question politique dans certaines localités : ces terres deviendront -elles un terrain de golf ou resteront-elles réservées aux cultures ? Les parcs nationaux du Canada devraient-ils s’ouvrir aux projets immobiliers récréatifs ou être réservés aux seuls amoureux de la nature, plus respectueux de l’écologie que les touristes et les skieurs ?

Lorsqu’on touche au domaine des ressources économiques, la question de leur usage à des fins récréatives prend des proportions planétaires. Les pays riches consacrent-ils trop de fonds à la récréation alors que les pauvres sont réduits à quémander ? Ces pauvres, par contre, ne profitent-ils pas de la vague de touristes, d’enthousiastes sportifs et autres qui déferle sur le monde entier pour satisfaire leur soif de récréation ? Compte tenu du rôle de la récréation pour être apte au travail, les dépenses actuelles des pays industrialisés ne sont-elles pas nécessaires au bien-être social ou économique de leur population ?

Ces questions, si elles ne peuvent recevoir de réponses catégoriques, prêtent sérieusement à réflexion. En fin de compte, la question de savoir si nos loisirs amélioreront ou détruiront la qualité de la vie dépend de nous. Nous pouvons les laisser nous contrôler collectivement à l’image du Meilleur des mondes ou nous pouvons les contrôler pour en retirer tous les bienfaits possibles. Tout au long de son histoire, l’humanité a tiré grand profit des activités constructives auxquelles elle se livrait lorsqu’elle n’était plus menée par la nécessité. La récréation s’est montrée un excellent serviteur mais elle serait certainement un mauvais maître. Une menace réelle existe dans les sociétés aisées qui continuent de s’enrichir, celle de lui accorder une trop haute priorité. Nous devons la prendre pour ce qu’elle est : un moyen de vivre pleinement. Gardons-nous d’en faire le but de l’existence. Dans une société soucieuse de son avenir, la récréation a sa place mais, cette place, elle ne doit pas l’outrepasser.

Publié pour la première fois en février 1992 par la Banque Royale du Canada.