En 1879, Don Marcelino de Sautuola, un propriétaire foncier cultivé, visitait dans son domaine en Espagne une grotte qui, il le savait, avait servi d’habitation humaine en des temps préhistoriques. Il était accompagné de Maria, sa fillette de onze ans. Alors que son père examinait le sol et les parois des lieux, Maria, qui s’ennuyait peut être, a tourné son regard vers la voûte et fait l’une des grandes découvertes archéologiques de son temps. « Toros ! Toros ! », s’est-elle écriée. La voûte de la grotte d’Altamira est en effet couverte de splendides peintures, non pas de taureaux, comme l’avait cru Maria, mais de bisons et d’autres animaux qui vivaient en Espagne à l’ère glaciaire.
Don Marcelino était convaincu que les peintures d’Altamira dataient de 15 000 à 18 000 ans. Toutefois, pendant vingt ans après la découverte, rares ont été les archéologues disposés à lui donner raison. Ils affirmaient catégoriquement, au contraire, qu’il s’agissait de faux récents. Ils avaient de la difficulté à accepter l’idée que des chasseurs vêtus de peaux de bêtes et équipés d’outils en silex ou en corne d’animal aient pu réaliser des créations artistiques d’une qualité aussi stupéfiante. Si les hommes de l’âge de la pierre étaient à ce point doués, il fallait non seulement qu’ils aient la même apparence physique que nous, ce que l’on savait déjà, mais surtout qu’ils soient des nôtres : l’admettre, c’était les accepter dans notre univers propre.
Car un être humain c’est, avant tout peut être, un être capable de créer. L’on a souvent tenté de trouver des caractéristiques particulières qui nous distinguent de nos cousins les animaux. Une par une, elles ont été éliminées par les progrès réalisés dans l’étude des comportements des animaux. Nous savons maintenant qu’ils utilisent comme nous des outils, qu’ils vivent aussi au sein de sociétés hiérarchisées complexes, qu’ils décorent leur environnement et que certains semblent même utiliser un langage. La seule qualité distinctive qui nous reste, c’est la créativité. Peut-être n’est-elle pas non plus notre apanage exclusif (les baleines composent-elles leurs chansons ?), mais nous pouvons être sûrs qu’aucun autre animal n’a comme nous l’obsession de transformer tout ce qui nous tombe sous la main. Nous sommes l’animal qui ne peut pas laisser les choses en place.
Ce besoin de créer est le bien commun de l’humanité. Il ne produit pas seulement des peintures et des cathédrales ou des pièces de théâtre et des poèmes, quelque importantes que soient ces oeuvres. Il se manifeste partout. L’enfant qui trouve des cailloux sur une plage les dispose à sa façon particulière. Le prisonnier fabrique des objets complexes avec des os et des morceaux de bois. Les nomades, dont les possessions doivent être transportables, tissent des tapis et des sacs de voyage d’une valeur artistique certaine ou, comme les Inuits, façonnent des petites sculptures qui tiennent dans le creux de la main. Lorsque nous ” mettons ” une table, nous en disposons instinctivement les éléments pour qu’ils plaisent à l’il. Et tout en discutant au cours d’une réunion, les gens crayonnent sans y penser, une habitude qui, en plus d’être elle-même assez créatrice, suscite des idées souvent plus originales que l’écoute attentive du débat.
Bien sûr, notre créativité a des limites. Comme nous le rappellent les théologiens, nous ne pouvons pas créer à partir de rien. Nos inventions les plus remarquables s’inspirent toujours de quelque chose qui existait déjà. Ce que nous croyons utile de créer et la façon dont nous procédons pour le faire portent toujours l’empreinte de la culture à laquelle nous appartenons. Mais si la vie en société impose des contraintes à nos facultés créatrices, elle nous ouvre aussi de formidables possibilités. La créativité est sociale autant qu’individuelle. La civilisation elle même, l’art de vivre en groupes très complexes, est peut-être la plus importante des créations humaines, celle dont découlent toutes les autres. Et le fondement de la civilisation est la cité, qui est à la fois la pépinière de la créativité et, aujourd’hui encore, le symbole le plus éloquent de ce que l’être humain peut accomplir.
La cité a rendu possible la division du travail entre divers métiers et, par voie de conséquence, un accroissement de la variété et de la quantité des productions. Elle a ainsi donné naissance à un concept d’une importance extrême : la richesse. En favorisant la différenciation des occupations et l’épargne, la cité a créé des possibilités entièrement nouvelles pour les individus fortunés ou doués. Mais sa fonction n’est pas exclusivement économique. En faisant cohabiter des êtres de tous types et de toutes conditions, elle a fait du choc de l’insolite un élément de la vie quotidienne et favorisé ainsi le développement de la personnalité individuelle, de la conscience de soi et, avec elles, de la créativité qui est à l’origine de tout changement social. L’écriture, née en même temps que les premières villes, a permis de stocker les fruits de la créativité, de les analyser et de les diffuser plus largement dans le temps et l’espace. Et l’État, cette autorité centrale dont une société importante ne saurait se passer, s’est servi de ses pouvoirs sur des milliers d’individus pour innover à une échelle antérieurement impensable et pour créer des choses utiles, comme des canaux, ou des temples somptueux, symboles de la cité elle-même et fermes appuis de l’unité et de l’identité sociales.
Bien sûr, la cité a aussi des défauts. La médaille de la créativité comporte son revers. La richesse a généré les inégalités sociales et la criminalité. La concentration urbaine a aggravé la pollution et la diffusion des maladies. La spécialisation pratiquée pendant toute une vie a pu déformer les esprits ou les corps, ou les deux. Certains petits groupes se sont servis de la puissance de l’État pour exploiter les masses. Les contacts avec d’autres cités ou peuples ont pu susciter aussi bien des conflits armés que des échanges commerciaux pacifiques. Ces défauts persistent parmi nous sous une forme ou sous une autre. Les dangers de la vie urbaine sont évidents, surtout pour les naïfs ou les isolés. Mais l’attrait de la cité a vite conquis l’esprit humain, qui n’y a jamais renoncé par la suite. La cité évoque à la fois les réussites du passé et les potentialités du présent. La campagne est l’image de la stabilité ; la ville est porteuse du changement. C’est dans les villes que nous créons notre avenir.
Depuis quelques années, le lien entre la cité et la créativité a été de nouveau étudié par Richard Florida, auteur de The Rise of the Creative Class (La montée de la classe créatrice) et par ses successeurs. Florida donne de la « classe créatrice » une définition large. Aux professions traditionnellement qualifiées de « créatrices » – artistes, acteurs, architectes, écrivains, photographes, etc. – il ajoute les chercheurs scientifiques, ingénieurs, concepteurs informaticiens, universitaires, enseignants, et membres des professions libérales traditionnelles telles que la médecine ou le droit. Collectivement, cette classe est beaucoup plus nombreuse que celle des travailleurs industriels ; sa seule rivale est la « classe des services » qui fournit au public et aux particuliers toutes les prestations de base, depuis les services de police et de protection contre les incendies jusqu’à la garde des jeunes enfants et la coiffure.
Les membres de la classe créatrice, affirme Florida, préfèrent vivre dans des villes caractérisées par la diversité et la tolérance, des villes stimulantes et offrant des agréments variés allant de musées et de clubs de jazz à des pentes de ski. C’est pourquoi la « classe créatrice » américaine est fortement concentrée dans un nombre assez limité de régions métropolitaines dont certaines sont bien connues et d’autres moins : San Francisco, Seattle, Austin, Atlanta et Washington, par exemple. Ces villes obtiennent des notes élevées pour différents indices créés par Florida et ses collègues pour mesurer la tolérance, la diversité et la stimulation. Une fois concentrée, la classe créatrice transforme ces villes en pôles de croissance économique. Les villes créatrices sont ouvertes et diverses ; elles sont riches et continuent de s’enrichir. Les conséquences en sont profondes. Depuis Max Weber et Daniel Bell, l’on croyait que la croissance économique était liée à ce que l’on appelle parfois les vertus protestantes, bien que les protestants n’en aient certainement jamais eu le monopole : un travail acharné, l’épargne, la sobriété, la décence. Mais aujourd’hui, il semble que la source en est plutôt une vie nocturne dynamique et la présence d’une douzaine de nationalités différentes dans les autobus.
Quelque importantes que soient la montée de la classe créatrice et la croissance économique qu’elle entraîne, elles ont aussi des incidences préoccupantes. Il y a certainement tout lieu de penser que la croissance économique est importante pour notre société car, en soutenant l’espoir d’une vie future meilleure pour tous, elle favorise dans le présent la stabilité sociale. Mais il est évident aussi que cette croissance a des effets indésirables. Elle exerce des pressions sur l’environnement, pas tellement, de nos jours, à cause de la production elle même – car les ordinateurs sont plus respectueux de l’environnement qu’une aciérie – mais en raison des modes de vie qui découlent de l’accroissement de la richesse. Selon Florida, les membres de la classe créatrice apprécient vivement les activités de plein air mais, en accédant aux vastes espaces, ils y rencontreront de plus en plus de gens comme eux. Le sommet de l’Everest est jonché d’ordures, un fait qui en dit long. Les grands espaces libres n’existent guère plus que dans les publicités fantaisistes des constructeurs d’automobiles à la télévision, qui semblent avoir été tournées sur une autre planète peu habitée.
La croissance économique peut aussi exacerber les inégalités sociales. Les villes créatrices de Florida sont riches, mais elles recèlent aussi les inégalités de revenu les plus grandes des États Unis, une constatation peu surprenante si l’on considère les prix des maisons à San Francisco. Ces villes sont socialement divisées entre une classe créatrice grassement rémunérée et une classe des services, de plus en plus nombreuse et nettement moins bien payée, qui fait ce que les créateurs sont trop occupés pour accomplir eux mêmes. Il serait exagéré, mais troublant, de dire qu’ils rappellent les alpha, les bêta et les gamma du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Dans notre propre monde, bien sûr, la ligne de démarcation n’est ni immuable ni obligatoire comme dans celui de Huxley. Une jeune femme peut vendre aujourd’hui des chaussures pour payer ses études universitaires ; dans dix ans, elle sera membre à part entière de la classe créatrice. L’acteur en chômage qui vous sert au restaurant décrochera peut être bientôt le rôle espéré qui lui permettra d’en être le client. Et le laborantin, appartient-il à la classe créatrice ou à celle des services ?
En dépit de ces réserves, la division existe et l’on imagine difficilement qu’elle puisse disparaître ; à moins d’inventer des robots pour éteindre les incendies ou nettoyer les vêtements, l’on conçoit mal une société dont tous les membres appartiendraient à la classe créatrice. Mais il est troublant de penser que cette division pourrait s’enraciner. Les possibilités qui s’offrent aux enfants des gens éduqués et aisés sont déjà plus prometteuses que pour ceux d’un milieu défavorisé. Plus qu’une réalité, l’égalité des chances est et restera probablement un objectif noble, et la conviction qu’il n’est pas trop lointain est l’un des facteurs qui entretient la stabilité sociale aux États-Unis et au Canada. Toute tendance qui la remettrait en question aurait de lourdes conséquences.
Cette polarisation des classes s’accompagne d’une polarisation plus forte des valeurs. Depuis dix ans et plus, la politique américaine est dominée, moins par des problèmes traditionnels touchant la justice sociale, que par des « guerres des cultures » à propos de questions telles que l’avortement, l’euthanasie ou les droits des homosexuels. Ces conflits menés devant les tribunaux et dans les assemblées législatives ont un caractère nettement régional : ils opposent plus ou moins le centre du pays à ses régions côtières, les campagnes aux villes. Ils résistent aux approches fondées sur la négociation qui assuraient antérieurement le bon fonctionnement du régime politique américain : la construction d’une base militaire dans une région particulière peut aider un sénateur à se faire réélire mais elle ne changera pas les convictions des électeurs sur l’avortement.
Nul ne sait ce que l’avenir réserve à ces égards, en dépit d’une avalanche de prédictions. Le fossé culturel, toutefois, ne sera pas comblé, même si le conflit se déplace vers des domaines différents. Il représente la version moderne de deux dichotomies indissociables de toute société complexe. La première est la relation très ancienne et ambiguë entre la ville et la campagne. Les citadins sont portés à considérer avec un certain mépris leurs cousins des campagnes, qu’ils jugent peu évolués et plutôt bornés ; cette attitude survit aujourd’hui à travers des termes péjoratifs tels que plouc ou habitant. Par contre, ils pensent aussi que la vie à la campagne est plus simple et saine, plus authentiquement humaine qu’une existence entourée d’immeubles gigantesques, d’asphalte et d’étrangers.
Pour leur part, les gens de la campagne ont toujours considéré les villes comme des pôles d’opportunité ; d’innombrables villageois ont abandonné la campagne pour les villes et leurs rues pavées d’or. Ceux qui restent, toutefois, considèrent souvent la ville comme un lieu de perdition, dont la population méprise les lois divines et humaines. La montée d’une classe créatrice dans les villes ne changera probablement pas leur point de vue, qu’on aurait, d’ailleurs, tort de juger stupidement réactionnaire. La créativité peut engendrer de graves problèmes sociaux. Elle est souvent déstabilisatrice. Il est intéressant d’observer que les régimes totalitaires du vingtième siècle, quelle qu’ait été leur idéologie, ont tous voulu encadrer ou même liquider leurs citoyens créateurs. Du point de vue moral, la valeur de la créativité dépend de l’usage que nous en faisons. Le vingtième siècle abonde d’exemples de l’asservissement de la créativité à des fins inhumaines dans les États totalitaires qui ont écrasé la liberté de pensée et d’expression. Les techniques modernes de surveillance électronique peuvent nous protéger mais elles sont aussi des armes redoutables entre les mains d’un dictateur. Nous pouvons inventer bien des choses mais nous ne créerons pas de machine capable de prendre des décisions morales à notre place.
La seconde dichotomie est celle qui oppose la liberté individuelle, source d’innovation, de créativité et de progrès (quelle qu’en soit la définition), aux responsabilités collectives assurant la pérennité de la société. Les membres de la classe créatrice sont très nettement le produit et les promoteurs des libertés individuelles et leur attachement pour les institutions traditionnelles – entreprise, église, famille, parti politique – est souvent ténu, sinon nul. Cette classe peut être immensément dynamisante pour la société mais elle présente aussi un autre aspect. Il n’est pas impossible que sa montée soit liée à une indifférence politique croissante que souligne clairement la baisse du nombre d’électeurs exerçant leur droit de vote, surtout aux États Unis mais aussi presque partout dans le monde développé. Il est troublant de constater qu’un groupe aussi privilégié – le plus privilégié de l’histoire selon l’écrivain américain David Brooks – profite d’un régime politique sans lui donner beaucoup en retour. Après tout, si ces gens sont libres de mener leur vie comme ils l’entendent, c’est parce qu’ils ont hérité d’un capital social légué par de nombreuses générations pour lesquelles les obligations envers la collectivité étaient aussi importantes que la liberté individuelle. Il est inquiétant aussi de penser que ceux qui ne se gouvernent pas eux mêmes finiront tôt ou tard par être gouvernés par d’autres. Aristote affirmait qu’une démocratie extrême conduit inévitablement à la tyrannie. Quelque contraignantes, intolérantes ou simplement démodées qu’elles puissent paraître (et qu’elles soient vraiment parfois), les institutions traditionnelles en bonne partie délaissées par la classe créatrice peuvent aussi être, paradoxalement, les meilleures garantes de la liberté. La créativité est une qualité inestimable de l’humanité mais elle ne peut pas être l’assise stable d’une société saine. Rappelons-le : la valeur de la créativité dépend de l’usage que nous en faisons. Et cet usage est nécessairement décidé par ceux et celles qui participent à la vie publique et créent notre avenir collectif.
Ces réflexions font peut-être trop de place aux conséquences économiques et sociales de la montée de la classe créatrice. Ce qui compte le plus, peut-être, c’est que les effets de la créativité, longtemps, surtout potentiels, se concrétisent de plus en plus dans la réalité ; et que tant de gens peuvent aujourd’hui jouir d’une vie plus satisfaisante. Les artistes d’Altamira cherchaient peut-être à attirer plus de bisons dans leur voisinage, mais en admirant leurs oeuvres, il est facile d’imaginer que le plaisir de créer leur a apporté beaucoup plus que l’espoir d’interventions magiques. Presque tout au long de l’histoire de l’humanité, les immenses efforts déployés pour faire progresser la civilisation, et les craintes bien compréhensibles associées à tout nouveau départ, ont enfermé la créativité dans des limites étroites. Aujourd’hui, la société postindustrielle est assez riche et sûre d’elle même pour accepter le risque de la créativité en échange de ce qu’elle peut apporter. Où cette acceptation nous mènera à long terme, nous ne pouvons pas le savoir. L’insolite est indissociable de la créativité véritable. L’important est que, seuls parmi les animaux, nous pouvons modeler notre avenir car appartenir à l’humanité, ce n’est pas seulement être créateur, c’est aussi s’appuyer sur des institutions et des politiques pour canaliser la créativité et en faire une force pour l’amélioration de l’avenir commun.