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La nouvelle société mondiale rapproche les peuples, mais excite en même temps des préjugés aussi anciens que dangereux. Peut-elle surmonter cet obstacle ? Oui, témoigne l’expérience canadienne, si la raison et la bonne volonté sont au rendez-vous.

La « globalisation » de l’économie fait couler beaucoup d’encre – trop, diraient certains -, mais il est une autre forme de mondialisation qui échappe presque totalement à l’attention des médias, des intellectuels et de l’opinion en général : celle de la société.

Elle rassemble, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le commerce, des gens que séparaient jusqu’à présent la géographie ou l’histoire. Banalisé par la baisse des prix, le transport aérien permet en effet aux enfants des écoles comme aux figures de proue de la société d’entrer en contact direct avec les cultures étrangères.

Il n’est même pas nécessaire de se déplacer pour participer de ce grand rassemblement : Internet et téléphone tissent désormais autour de la planète une toile serrée de communications à bas prix dont profitent des gens que tout sépare, sauf une passion commune, pour entretenir d’excellentes relations de voisinage… à mille lieues les uns des autres.

Ces échanges réels et virtuels entre gens de tous les milieux et de tous les pays sont en train de réaliser la prédiction de Marshall McLuhan. Et ce « village global » possède des moyens de communication bien plus puissants que ce qu’il imaginait dans les années soixante.

En Amérique, mais aussi ailleurs, à peu près toutes les villes sont reliées à au moins une des grandes chaînes satellitaires d’information : BBC, CNN, TV 5. Observateurs hypervigilants de la communauté humaine, ces réseaux ont un impact révolutionnaire sur les relations internationales. Grâce à eux et à Internet, aucun pouvoir ne peut tenir indéfiniment un peuple dans l’ignorance et le monter à sa guise contre un pays étranger et ses citoyens.

L’extension vertigineuse de la liberté de parole et de mouvement est en train de transformer jusqu’au concept de société : en marge des liens anciens fondés sur l’appartenance à un même clan ou terroir se développe un troisième type de société, basé sur l’intérêt partagé plutôt que sur le sang ou le sol.

Dans les pays d’immigration et d’accueil de l’Occident, le village global est déjà une réalité quotidienne, incontournable. Même leurs citoyens les plus casaniers, les plus allergiques aux ordinateurs sont entraînés dans ce vaste mouvement qui touche chaque région, chaque ville, chaque quartier.

Le monde est donc en train de devenir un, mais dans la pratique seulement. Il n’est pas encore le « sanctuaire de la diversité »  que John F. Kennedy appelait de ses voeux en 1963. Selon que l’espèce humaine réussit à surmonter ses divisions ancestrales ou que l’homme persiste à être un loup pour l’homme (et, plus encore, pour la femme et l’enfant), le village mcluhanien de demain ressemblera aux petites villes placides de la Saskatchewan… ou aux champs de ruines du Kosovo.

Les augures du vingtième siècle ne sont pas rassurants, hélas ! L’histoire récente produit la pénible impression qu’en cent ans, l’espèce humaine n’a pas avancé d’un pas sur la voie de la tolérance. Paradoxalement, cette période de progrès socio-économique fulgurant passera sans doute à la postérité comme le siècle du génocide et des réfugiés.

La terrible longévité des luttes intercommunautaires est l’un des plus grands mystères de cette histoire. Pourquoi, par exemple, les membres de branches différentes d’une même religion s’agressent-ils avec la férocité de coqs de combat à propos de subtilités théologiques qu’ils sont les seuls à percevoir ?

La peur est l’un des principaux ressorts de ces violences absurdes. On frappe pour empêcher l’adversaire d’attaquer : mécanisme de défense bien connu des psychologues, qui fait couler le sang en abondance des deux côtés de la barricade. Le déclencheur n’est pas forcément une menace physique. Bien souvent, l’agression est motivée moins par la crainte d’être tué ou blessé que par celle de perdre le pouvoir, la maîtrise d’un territoire ou encore son gagne- pain.

« Les préjugés sont solidement plantés dans la masse obscure des idées reçues et, souvent, l’éducation est impuissante à les déraciner; ils paraissent indestructibles »Charlotte Bronte

Le mythe de la supériorité

Cette peur viscérale produit une réaction de repli sur le familier, gage de sécurité. C’est le réflexe de l’enfant terrifié qui se blottit dans son lit. Ceux qui y succombent se convainquent que l’être humain ne peut vivre en paix et en sûreté qu’au milieu de ses « semblables » -c’est-à-dire les membres du même groupe social, ethnique, religieux, national…

Il arrive que l’assimilation culturelle lève la menace appréhendée, mais l’exclusion est, de par sa simplicité, la méthode de prédilection pour exorciser cette peur, surtout si les étrangers sont facilement identifiables (à la couleur de leur peau, leur pratique religieuse, etc.).

La première étape de cet exorcisme consiste à proclamer qu’on ne peut pas « leur » faire confiance. De là à leur jeter l’anathème et à réclamer leur extirpation du corps social, le pas est vite franchi. La doctrine de la « pureté raciale », qui pourfend toute espèce de mixité sous prétexte d’éviter l’« abâtardissement », n’a pas d’autre origine. Poussée à son terme logique (ou illogique), elle débouche sur l’Holocauste et autres orgies génocidaires.

Le plus drôle (si on peut employer le mot), c’est que les seuls peuples purs au sens où l’entendent les racistes sont des tribus primitives qu’ils considèrent sans aucun doute comme inférieures – surtout s’ils ont la peau blanche. Des milliers d’années de brassage ont en effet peuplé toute l’Europe de « vigoureux bâtards » pour reprendre la superbe saillie de l’historien britannique H.A.L. Fisher.

Du reste, on sait maintenant qu’aucun groupe ne peut se targuer d’être supérieur aux autres pour quelque raison que ce soit. L’Association américaine d’anthropologie ne se prive pas de rappeler qu’il n’existe aucune justification scientifique aux discriminations fondées sur la race, la foi ou la langue.

Ce qui n’empêche pas la discrimination d’exister. Pourquoi ? Parce qu’elle est utile. Les groupes qu’on maintient en état d’infériorité sociale sont des proies faciles pour les exploiteurs. L’histoire de l’immigration au Canada présente à cet égard d’intéressantes leçons.

Au départ, c’est l’origine sociale qui sépare exploiteurs et exploités : culturellement homogène, la société coloniale distingue deux classes en fonction de la naissance. Cette première société est composée de paysans que les seigneurs ont fait venir pour mettre en valeur leurs domaines. Elle prépare le terrain à une deuxième vague d’immigrants, originaires des îles britanniques, d’Europe continentale et de Chine, qui trouveront à s’employer dans de nouveaux secteurs d’activité : bâtiment, exploitation forestière, mines, industrie.

Cet afflux, qui se produit au tournant de l’avant-dernier siècle, n’est pas spontané. Une froide raison économique y préside : il s’agit de peupler l’Ouest et de fournir une main-d’oeuvre à bon marché aux industries urbaines. Le gouvernement canadien recrute donc à tour de bras des paysans en Europe centrale et orientale, des ouvriers en Europe occidentale et en Asie.

Une vie meilleure

Dénoncée par les « exclusionnistes », cette stratégie a le plein appui des milieux d’affaires. L’économie agricole, que les immigrants européens font naître à la sueur de leur front dans les Prairies, crée en effet un juteux marché pour les industriels et les chemins de fer. L’immigration garantit en même temps aux sociétés ferroviaires, forestières et minières une main-d’oeuvre non qualifiée abondante et peu coûteuse, même dans les régions les plus éloignées et inhospitalières. Dans les villes, les propriétaires d’ateliers exploitent à loisir ces populations sans défense.

Durant les périodes de prospérité, les Canadiens de souche ne s’émeuvent guère de cette immigration qu’ils considèrent comme un «  mal nécessaire » au développement d’un pays cruellement déficient en hommes. Lorsque la conjoncture se dégrade, par contre, ils accusent les immigrants de voler « leurs » emplois. Quand on ne déporte pas ces gêneurs, on les abandonne à un sort qui n’est guère plus enviable, la majorité ne se souciant d’aider que ceux qu’elle reconnaît pour siens.

Sous l’orage, les immigrants courbent le clos, mais s’accrochent et finissent par remporter le prix tant convoité : une vie meilleure que celle qu’ils ont quittée, sinon pour eux-mêmes, en tout cas pour leurs enfants. L’éducation est leur planche de salut. La deuxième génération possède déjà un assez bon niveau de scolarité pour pouvoir se défendre contre l’exploitation, refuser les conditions de misère faites à la première.

I have a dream…

Les Canadiens ont fini par faire vertu de cette nécessité de recrutement en renonçant à assimiler les immigrants pour au contraire valoriser leurs apports culturels. Il a toutefois fallu que les nouveaux venus manifestent haut et fort qu’ils n’étaient pas prêts à se fondre dans un melting-pot à l’américaine.

Le Premier ministre Pierre Trudeau a été l’un des plus ardents et éloquents partisans de cet audacieux changement d’attitude. Il était persuadé que la société en formation au Canada représentait l’avenir de l’humanité. Dans une allocution à la presse canadienne en 1970, il exprimera cette position en opposant à la classique métaphore de la mosaïque canadienne celle d’une « tapisserie avec sa variété de textures et de couleurs, ses belles formes, ses nuances subtiles ».

La trame de cette tapisserie est ancienne : c’est la résistance victorieuse des Canadiens français et des Premières Nations aux pressions assimilatrices de la majorité anglophone qui, en rendant l’homogénéité impossible, a obligé les Canadiens à valoriser la diversité.

Les principaux progrès en ce sens sont toutefois relativement récents. L’inspiration en est venue de l’extérieur, du mouvement des droits civiques qui a impulsé un profond changement de mentalité à l’égard des minorités aussi bien au nord qu’au sud du 45e parallèle.

Washington, le 28 août 1963. Au terme d’une grande marche sur la capitale américaine, Martin Luther King, chef de ce mouvement, lance à la foule: « I have a dream… Que cette nation se lève et vive sa profession de foi : tous les hommes naissent égaux. Que mes quatre enfants y soient jugés non d’après la couleur de leur peau, mais d’après leur valeur morale. »

Dans la brèche ouverte par les militants de l’égalité des droits pour les minorités ethniques s’engouffre une légion d’exclus : handicapés, homosexuels des deux sexes, femmes -de loin les plus nombreuses. Le cas des autochtones s’avère particulièrement complexe et sensible; au vrai, il n’est pas encore réglé.

« Que le granit reste le granit, que le chêne reste le chêne et que le marbre reste le marbre; à ces conditions, je ferais de ce pays une grande nation »Sir Wilfrid Laurier

Pendant que les pouvoirs publics battent leur coulpe et s’efforcent de réparer, les Canadiens font, chacun de leur côté, leur bout de chemin. L’exemple vient de loin : les Irlandais catholiques et protestants qui ont colonisé côte à côte des parcelles du territoire canadien avaient vite compris que les querelles sectaires de leurs ancêtres n’étaient plus de saison. Quand on vit loin de tout, on peut difficilement se permettre d’entretenir des préjugés contre le voisin qui sera votre seul recours en cas de danger.

Et ainsi, pendant que dans la vaste Prairie, les agriculteurs anglo- écossais apprennent à respecter et même, à fraterniser avec les immigrants slaves ou germaniques, les habitants des villes découvrent que ces nouveaux venus enrichissent la vie culturelle au lieu de l’appauvrir. Derrière ce rapprochement, un seul moteur, la bonne volonté. Le mot clé est ici volonté : car il ne s’agit pas d’une tolérance passive.

La bonne volonté

Kant, l’un des penseurs les plus profonds de notre temps, croyait que la volonté régit toutes les attitudes et tous les actes individuels. Si la volonté fait défaut, pensait-il, l’intelligence, la sagacité, le jugement, tous les dons intellectuels peuvent s’avérer pernicieux et nuisibles au plus haut degré. Dans la même veine, W.E. Hock a écrit: « Il n’y a pas de droit moral à la propriété, à la liberté, même à la vie si la bonne volonté est absente. Le dilemme de l’État, c’est que cette condition, par essence morale, échappe à l’empire des lois. » Autrement dit, c’est le peuple lui-même qui crée cette condition nécessaire à la paix publique. Le pouvoir ne peut pas la décréter, et s’il le pouvait, il ne saurait la faire respecter.

La bonne volonté est la première ligne de défense contre les tensions qui surgissent inéluctablement lorsque des gens aux coutumes, valeurs et habitudes différentes se côtoient quotidiennement. Tant qu’elle existe, l’espoir subsiste que les problèmes puissent se régler à l’amiable.

La bonne volonté s’use malheureusement très vite au contact de certaines formes de pensée surgies de ce que S.I. Hayakawa, le grand expert en communication d’origine canadienne, appelle la «  zone d’infantilisme » : masse obscure d’idées reçues qui nous ont été inculquées quand nous étions trop jeunes et influençables pour mener une réflexion indépendante.

À cause d’elle, des gens parfaitement raisonnables par ailleurs tiennent des discours incohérents sur les rapports intercommunautaires, prétendant par exemple que tel groupe ethnique est incapable d’évoluer alors même qu’ils viennent d’admettre que rien n’est immuable.

« L’interdépendance nouvelle qu’impose l’électronique recrée le monde à l’image d’un village global »Marshall McLuhan

Une identité nationale fondée sur la diversité

Premier corollaire de cet indémontrable théorème : les « ennemis héréditaires » ont vocation à le rester. Donc, l’arrière-petit-fils de l’ennemi de mon arrière-grand-père est mon ennemi. Deuxième corollaire : quiconque appartient au groupe honni me veut nécessairement du mal. Troisième corollaire : « ils » sont tous pareils, comprenez méchants, même si l’expression de cette méchanceté foncière peut varier.

Par chance, l’école réussit souvent à vacciner les enfants contre cette maladie de la pensée. En les encourageant à mener leur propre réflexion, elle a déjà fait disparaître beaucoup de préjugés ancestraux. Et les stéréotypes anciens ne résistent pas longtemps au contact journalier avec des jeunes d’autres origines.

On se bercerait d’illusions si on en concluait que la diversité a droit de cité partout au Canada. Les adversaires de la politique d’ouverture aux immigrants et aux réfugiés font toujours planer le spectre d’une dissolution de l’identité nationale, alors même que l’immigration est à l’origine d’un trait distinctif de cette identité : son cosmopolitisme. Faut-il rappeler qu’il n’y a pas, au Canada, de groupe « majoritaire » à proprement parler ? La majorité est multiculturelle, et elle tient l’hétérogénéité pour l’un de ses traits distinctifs essentiels. La diversité fait partie de nos attributs culturels. Elle s’exprime dans la nature même de l’immense territoire que nous occupons : peut-on imaginer paysages plus contrastés que ceux du sud de l’Ontario et du Nunavut, des falaises terre-neuviennes et de la prairie manitobaine ? Ces contrastes essentiels, les adaptations sociales qu’ils ont exigées, ont préparé les Canadiens à voir dans la différence une réalité consubstantielle à la vie.

Si la différence fait partie de la vie, des peuples différents devraient pouvoir vivre ensemble. Là est l’intuition fondatrice de la Confédération : ceux que nous appelons ses Pères ont pressenti que les « Français » et les « Anglais » qui peuplaient ce qui allait devenir le Canada pouvaient coexister en paix. Formidable pari, compte tenu des guerres qui opposaient les deux mères-patries depuis des siècles ! En donnant au pays nouveau-né deux langues officielles, en lui reconnaissant deux cultures dominantes, ils ont jeté les bases d’une identité nationale capable d’intégrer toutes les cultures du monde.

Nelson Mandela en témoigne: « L’Afrique du Sud a une dette éternelle envers le peuple canadien, pour sa solidarité indéfectible au cours du long et dur combat que nous avons livré pour notre liberté. Nous avons la plus grande estime pour la très ancienne tradition canadienne de respect des droits humains. Et nous vous remercions de nous avoir appris à utiliser ces droits comme arme dans notre croisade contre les derniers vestiges de la discrimination raciale et sexuelle dans notre pays. »

La fraternité pour trait d’union

On peut légitimement arguer que les Canadiens n’avaient pas le choix : dans leur propre intérêt, ils devaient trouver un terrain d’entente. C’est vrai, mais les raisons comptent moins que le résultat. Et le résultat, c’est que le Canada montre la voie à un monde qui lutte avec l’énergie du désespoir contre des préjugés tenaces pour tenter de faire naître une société mondiale viable.

Il ne s’agit pas de donner des leçons, mais de constater, sans arrogance, que les Canadiens ont appris à gérer une diversité en pleine expansion. Ceux qui désespèrent de voir la fraternité régner sur un monde frappé par la folie des purifications ethniques reprendront peut-être un peu espoir devant le témoignage d’un peuple capable de tenir en lisière les vieux réflexes d’intolérance. Et de bâtir, ce faisant, l’une des sociétés les plus humaines et accueillantes du globe.