L’eau est irremplaçable ; nulle autre substance n’est plus importante pour notre survie. Et pourtant, nous continuons d’ignorer le fait que l’eau douce salubre devient de plus en plus rare, dans la plus grande partie du monde. Sommes-nous voués au désastre ? Pas si nous apprenons à traiter l’accès à l’eau comme un droit fondamental et comme une ressource rare
En 1961, les États-Unis ont annoncé l’intention d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin de la décennie. Cette décision n’avait été motivée par aucune considération environnementale. Son motif primordial avait été de raffermir le prestige national assombri par le lancement d’un satellite soviétique quatre ans plus tôt. Cet objectif était suivi de loin par le désir de faire progresser la connaissance scientifique. À l’époque, l’intérêt du public pour la protection de l’environnement n’en était qu’à ses premiers balbutiements et personne ne pensait qu’une expédition spatiale pourrait avoir des conséquences pour l’environnement. Pourtant, la conquête de l’espace, qui a débuté en 1969, a stimulé d’une façon bien imprévue les efforts de défense de l’environnement. Elle a apporté les premières photographies de la Terre. Même dans une société saturée d’images, la vue de la sphère bleue et blanche, lumineuse contre l’obscurité profonde de l’espace ou surgissant majestueusement à l’horizon de la Lune, a frappé les imaginations. Plus que des millions de mots auraient pu le faire, cette image a transformé la façon dont les êtres humains perçoivent le globe qu’ils habitent. Elle nous a fait constater que notre monde est limité, que nous n’en avons pas d’autre et que nous devons impérativement le sauvegarder. Le bleu des océans et le blanc des nuages ont aussi souligné un détail facilement oublié dans l’exiguïté du cadre de notre vie quotidienne : nous occupons tous des îles plus ou moins grandes sur une planète où le sol émergé est l’exception, non la règle. C’est aujourd’hui céder presque à la banalité que de dire que notre planète devrait, plutôt que Terre, s’appeler Eau. De fait, dans l’acceptation du respect avec lequel nous devons traiter notre planète, aucun aspect ne sera plus crucial que les rapports entre l’homme et l’eau.
L’eau est unique. Nulle autre substance n’égale ses qualités et, pour les humains et tous les autres êtres vivants, rien ne peut la remplacer. Sans eau, nous péririons tous en trois jours en moyenne. Pourtant, dans notre quotidien, l’eau ne nous intéresse guère, si ce n’est que nous la buvons et nous l’utilisons sans y penser pour nous laver et préparer nos repas. Nous ne prenons conscience d’elle que si elle est trop chaude, trop sale ou trop rare. Pourtant, l’eau revêt des aspects plus vastes que son utilité pratique. Dans les textes sacrés de nombreuses religions, l’eau est un puissant symbole de vie et de salut. Nombreux ont été, au cours des siècles, les sources et les fleuves sacrés. Aujourd’hui encore, bien des gens lancent une pièce dans une fontaine après avoir fait un vu, invoquant le pouvoir de l’eau sans savoir, peut-être, que leur geste s’inscrit dans une tradition millénaire. Certains environnementalistes prétendent que nous ne sommes que les dépositaires de l’eau, sans pouvoir en être propriétaires, et que l’eau n’est pas une marchandise comme les automobiles ou les pommes de terre ; dans un monde séculier, cela revient à dire que l’eau est sacrée. À un égard au moins, ils ont raison. L’eau nous est venue, sinon de la générosité des dieux, au moins de l’espace, par des comètes de glace qui ont heurté notre planète nouvellement formée, il y a quelques milliards d’années. Pour en recueillir plus, il faudrait que la Terre entre en collision avec un autre corps céleste glacé, un prix bien lourd à payer. L’eau a aussi une permanence que n’a pas le roc. Nous ne pouvons en produire qu’en quantités insignifiantes par comparaison avec celles dont nous disposons déjà. Hors d’un laboratoire, nous ne pouvons pas la détruire. À toute fin pratique, nous pouvons seulement l’utiliser, la déplacer et la polluer ou l’épurer. Nous le faisons, d’ailleurs, à une échelle toujours plus grande mais, quand nous avons terminé, il reste autant d’eau dans le monde qu’avant de commencer, même si nous l’avons rendue inutilisable ou inaccessible.
« L’humanité dépend entièrement de la petite quantité – moins de 3 % – d’eau qui est douce »
L’eau est permanente et nous en avons beaucoup, environ 1,4 milliard de kilomètres cubes, ce qui devrait, à première vue, répondre à tous les besoins de l’humanité et en laisser beaucoup encore pour les autres êtres vivants. Mais hélas, plus de 97 % de l’eau qui couvre près des trois quarts de la planète sont de l’eau salée. L’eau de mer, qui contient environ 3,5 % de sel en poids, est précieuse pour les humains : elle est une source majeure (quoique de moins en moins importante) d’aliments, avec ses poissons, ses mollusques, ses plantes et, bien sûr, son sel. L’eau salée permet le transport de plus de marchandises qu’aucun autre support et elle est le fondement incontournable d’une grande partie de l’industrie du tourisme, avec ses stations balnéaires et ses navires de croisière. Mais il est impossible de la boire sans conséquences graves et finalement fatales. Elle ne peut pas servir pour l’irrigation. L’humanité dépend entièrement de la petite quantité – moins de 3 % – d’eau qui est douce et une bonne partie de cette eau nous est inaccessible en pratique : les deux tiers forment (pour le moment du moins) les calottes glacières de l’Antarctique et du Groenland et les glaciers des montagnes. Le reste lui-même est en partie hors de notre portée. Bien que l’eau ait l’utile propriété de couler par elle-même, la transporter sur de longues distances est généralement onéreux, sinon impossible. Le cinquième environ de l’eau douce liquide de la surface de la planète se trouve dans le bassin de l’Amazone, en Amérique du Sud : cette eau ne coulera pas de sitôt des robinets nord-américains ! En fin de compte, la quantité d’eau douce disponible ne dépasse probablement pas 0,3 % de toute l’eau que supporte la Terre.
Même cette minuscule proportion a largement suffi pour les besoins de l’humanité pendant la plus grande partie de son histoire. Des bouleversements climatiques ou, parfois, une mauvaise gestion ont pu causer à l’occasion des pénuries locales et passagères, même si certaines ont provoqué des pertes de vie terribles. Comme dans beaucoup d’autres domaines, ce sont les changements des deux cents dernières années, et surtout ceux des cinquante dernières, qui ont suscité des difficultés dans les approvisionnements en eau. Les sociétés industrialisées en utilisent des quantités énormes pour la production d’électricité ou la fabrication de produits et pour une consommation individuelle démesurée, qui peut atteindre six cents litres par jour et par personne, soit dix ou vingt fois plus que la moyenne dans les pays en développement. Pour nourrir une population mondiale en augmentation rapide, il a fallu recourir massivement à l’irrigation, l’affectation de la ressource qui en absorbe et, souvent, en gaspille le plus. L’urbanisation et l’amélioration du niveau de vie ont rapidement multiplié le nombre de gens qui disposent d’eau courante, prennent des bains et tirent des chasses d’eau – des innovations sanitaires, bien sûr, mais qui consomment beaucoup d’eau. La climatisation artificielle intervient aussi, non seulement parce qu’elle utilise de l’eau mais surtout parce qu’elle rend agréablement habitables des régions arides, autrefois jugées indûment torrides, dans lesquelles l’on entretient maintenant des pelouses, des piscines et des terrains de golf grâce à des aqueducs de centaines de kilomètres ou à de coûteuses usines de dessalement de l’eau de mer.
« L’Europe méditerranéenne, l’Afrique australe et le littoral occidental des États-Unis vont devenir plus secs »
Aux pressions du développement socio-économique s’ajoutent des changements climatiques. Dans certaines régions, des inondations ou des pluies torrentielles destructrices se font plus fréquentes, tandis qu’ailleurs la sécheresse s’installe durablement. Selon les prévisions, les précipitations augmenteront à haute altitude mais l’Europe méditerranéenne, l’Afrique australe et le littoral occidental des États-Unis vont devenir plus secs, autant que l’Australie, qui est actuellement le continent le plus aride. Par ailleurs, en plus de l’accroissement de la consommation d’eau, les interventions humaines ont souvent des conséquences imprévues. Les barrages, notamment, en sont un exemple frappant. En 1930, les Américains ont construit sur le Colorado un énorme barrage, le Hoover Dam, dont l’existence a, entre autres, engendré la ville de Las Vegas. De son côté, pour ne pas être dépassé par les capitalistes, Staline a barré la Volga à Rybinsk, inondant 636 villages et causant de sérieux dégâts dans les pêcheries d’esturgeons. Pendant cinq décennies et plus, les barrages ont été considérés comme un témoignage incontestable de modernisme et de progrès. Aux yeux des hommes politiques, ils concrétisaient leurs réussites et faisaient un fond impressionnant pour les photographies. Pour les pays en développement, ils témoignaient d’un progrès rapide vers un avenir meilleur. Les entrepreneurs en infrastructures en vantaient aussi leurs avantages pour des raisons bien évidentes. Et les organismes d’aide voyaient en eux un outil de développement incomparable, combinant production d’électricité, irrigation, régulation des débits, potentiel touristique et, parfois même, amélioration de la navigation.
Tous ces avantages étaient difficiles à contester et peu ont essayé. Des barrages ont surgi sur les six continents habités – selon certaines statistiques, plus de 40 000, y compris 102 ouvrages colossaux de plus de 150 mètres de hauteur. De nombreux pays, y compris le Canada, sont largement tributaires de barrages pour leur production d’électricité et, à travers le monde, des millions d’agriculteurs en dépendent pour irriguer régulièrement leurs cultures. Mais l’enthousiasme fait peu à peu place à la désillusion. Les grands barrages, surtout dans les régions arides, peuvent causer des dommages graves et parfois irréversibles à l’environnement. Ils mettent en danger la vitalité des cours d’eau d’amont en modifiant la température et la salinité de l’eau, et détruisent en aval le potentiel de pêche en arrêtant les alluvions et les inondations vivifiantes. Ils causent de l’érosion en aval et des glissements de terrain en amont. Leurs réservoirs, s’ils sont encombrés de végétaux en décomposition, dégagent des gaz à effet de serre ; ils peuvent aussi devenir des incubateurs de malaria et d’autres maladies. La construction de certains barrages a provoqué l’inondation de sites archéologiques irremplaçables et déraciné des collectivités humaines entières, comme le savent trop bien les Nubiens, en Égypte. Enfin, s’il faut ouvrir brusquement les vannes d’un barrage et laisser passer de grandes quantités d’eau pour maintenir la stabilité de l’ouvrage, les collectivités d’aval sont inondées, souvent sans avertissement.
En outre, les avantages que procurent les barrages ne sont pas toujours aussi spectaculaires que prévu. L’eau qu’ils retiennent n’est pas toujours utilisée efficacement. Les déperditions d’eau par évaporation peuvent être colossales, surtout dans les régions arides. La production d’électricité et les surfaces irriguées s’avèrent souvent très inférieures aux prévisions et les coûts sont presque toujours dépassés. Un envasement progressif réduit inévitablement la capacité de production de tous les barrages et peut même menacer leur stabilité. Enfin, les barrages n’apportent pas toujours aux personnes dont ils bouleversent l’existence ce qu’elles en attendaient. D’ailleurs, il n’y a pas lieu de s’en étonner puisque, jusqu’à récemment, les populations directement concernées par le projet étaient rarement consultées. De nouveaux barrages se construisent encore, notamment en Chine, mais les organismes d’aide ne les financent plus et certains ouvrages, aux États-Unis, sont même voués à la démolition. La leçon la plus utile peut-être à tirer de l’histoire des barrages est qu’il est dangereux de faire exclusivement confiance à la planification technocratique au sommet. La gestion de l’eau est un bon exemple de la nécessité de penser à l’échelle locale et de considérer l’importance relative des facteurs économiques, politiques et environnementaux dans chaque région avant d’agir.
« l’irrigation est, plus souvent qu’on ne le croit, une affectation très inefficace des ressources en eau. »
Les barrages permettent souvent une irrigation continue. L’irrigation a joué un rôle fondamental dans le développement des civilisations et elle occupe aujourd’hui une place de premier plan dans la production des aliments. Ses avantages sont immédiats et fondamentaux. Qui ne souhaite voir le désert fleurir ? Les terres stériles deviennent fertiles, produisant des aliments et assurant des revenus à des personnes qui, auparavant, subsistaient de justesse. L’irrigation est, de loin, la principale utilisation de l’eau : elle en consomme plus que toutes les autres affectations combinées. Pourtant, l’irrigation est, plus souvent qu’on ne le croit, un emploi très inefficace des ressources en eau. Dans les régions arides telles que l’Asie centrale ou le sud-ouest des États-Unis, les canaux d’irrigation ouverts et non cuvelés peuvent perdre par évaporation et infiltration la moitié de l’eau qu’ils transportent avant d’atteindre la première plante. Le plus souvent, les plantes n’utilisent qu’une petite partie de l’eau que l’irrigation leur apporte ; le reste est aussi perdu par évaporation et infiltration et aggrave inutilement l’érosion du sol. Phénomène plus grave encore, dans les régions sans pluie, une irrigation répétée sans drainage approprié accroît à tel point la salinité du sol qu’il devient stérile. C’est là un problème énorme et croissant dans des bassins hydrographiques de régions aussi éloignées que l’Indus, le Colorado et le Murray en Australie. Il est difficile de comprendre que cet effet n’ait pas été prévu car le danger que présente l’accumulation du sel est connu depuis la Mésopotamie ancienne.
Mais au moins, les barrages et les canaux d’irrigation doivent leur existence à des intentions louables. On peut difficilement en dire autant d’une utilisation de l’eau qui menace certaines réserves, à savoir la popularité de l’eau en bouteille. Les Européens en consomment depuis longtemps de grandes quantités et les Nord-américains en viennent à se convaincre que l’eau de source « naturelle » est plus saine, propre et socialement acceptable que la banale eau du robinet. Les entreprises de produits alimentaires encouragent cette mode et en profitent. L’appellation des eaux en bouteille comprend souvent le mot « source » car l’eau d’une source se vend plus cher que la même eau tirée d’une rivière ou d’un lac. (Les consommateurs qui croient à la fois que l’eau en bouteille est « pure » et que leur marque préférée a un goût différent se trompent forcément car le goût de l’eau ne peut provenir que de substances qui y sont dissoutes.) L’engouement pour l’eau en bouteille atteint de telles proportions qu’il peut menacer d’épuisement la nappe phréatique dans certaines régions des États-Unis. De plus, bien sûr, il inonde la nature de vieilles bouteilles de plastique. Dans un monde où deux milliards d’humains au moins souffrent d’un approvisionnement en eau insuffisant, cet engouement est choquant. Heureusement, dans certaines régions, y compris à San Francisco et Salt Lake City, les autorités municipales interdisent à leurs fonctionnaires d’acheter de l’eau en bouteille. Certains des plus grands restaurants du monde offrent à leurs clients de l’eau filtrée sur place au lieu d’eau en bouteille. Et certaines entreprises interdisent l’eau en bouteille à leurs réunions si l’eau du robinet est disponible.
« la pénurie d’eau potable s’aggrave dans de nombreuses régions du monde. »
Mais surtout, nos habitudes contribuent largement à rendre inutilisable l’eau dont nous disposons. C’est d’abord la pollution de l’eau par des agents chimiques, des bactéries et les épandages d’engrais qui a inquiété le public et déclenché l’adoption des premières mesures de gestion de l’eau. Malgré plusieurs décennies d’efforts, certains réussis, pour remédier à ces pratiques, cette source de pollution subsiste. Les États-Unis et le Canada, dont les habitants se perçoivent comme des gens propres et progressistes, déversent encore jour après jour dans les cours d’eau, les lacs et les océans des torrents d’eaux usées non traitées contenant des quantités massives de pesticides, d’engrais et de déchets industriels. C’est pourquoi, au Canada, une centaine de collectivités des Premières nations doivent faire bouillir leur eau. La situation est pire encore dans une grande partie du monde en développement et dans les pays de l’ancien bloc soviétique, où les cours d’eau sont souvent des égouts à ciel ouvert. En Inde, les puits qui ne s’assèchent pas complètement en raison d’une utilisation abusive de la nappe phréatique se remplissent de produits toxiques d’origine humaine ou naturelle, tels que des fluorures (qui peuvent être toxiques à certaines concentrations) et même de l’arsenic. La crainte des effets de la pollution explique en partie la popularité croissante de l’eau en bouteille, mais on ignore pour le moment quel désastre provoquera l’adoption de mesures efficaces pour remédier à cette situation.
Tous ces facteurs combinés font que l’eau douce propre est de plus en plus rare dans de nombreuses régions. Et l’avenir est sombre. L’extraction des eaux souterraines a beaucoup augmenté avec l’utilisation croissante de pompes électriques ou au diesel ; elle épuise rapidement les nappes phréatiques, aussi bien dans le monde industrialisé que dans les pays en développement. La production d’eau en bouteille a vidé des lacs en Floride et au Wisconsin. Après des décennies de pompage de l’eau souterraine pour irriguer les hautes plaines des États-Unis, l’immense nappe phréatique d’Ogallala finira par s’épuiser, condamnant l’une des régions agricoles les plus productives du monde à un avenir incertain. Pomper l’eau souterraine, c’est entamer son capital car la formation d’une nappe phréatique peut prendre des milliers d’années ; beaucoup sont même des aquifères « fossiles », formés quand le climat était différent de celui d’aujourd’hui. Comme on l’a vu, les puits s’assèchent en Inde, menaçant l’aptitude de ce pays à se nourrir. De nombreux fleuves autrefois majestueux ont perdu tant de leurs eaux pour l’irrigation et la consommation urbaine qu’ils n’atteignent plus la mer. En Australie, le fleuve Murray meurt dans la nature ; quant au Colorado, s’il parvient à l’océan, c’est seulement parce qu’un traité garantit qu’une partie de son eau atteindra son embouchure, au Mexique. Israël et la Jordanie puisent si abondamment dans le fleuve qui les sépare que la mer Morte, dans laquelle le Jourdain se déversait autrefois, est en voie d’assèchement. En Chine, le Huang-He, le puissant fleuve Jaune lui-même, tristement réputé tout au long de l’histoire pour ses inondations catastrophiques, n’atteint plus l’océan que certaines années. Fait plus spectaculaire encore, l’arrosage des champs de coton qui bordent l’Amou Darya consomme tellement d’eau que la mer d’Aral, dans laquelle se jette ce puissant fleuve de l’Asie centrale, n’occupe plus qu’un petit coin sans vie de l’espace qu’elle couvrait autrefois. Certaines régions, même peuplées de longue date et très développées, comme la Catalogne, en Espagne, souffrent d’une pénurie chronique d’eau. Au Texas, quoique moins grave, l’état du cours d’eau que longe la célèbre promenade River Walk, à San Antonio, n’en est pas moins notable : s’il coule encore, c’est parce qu’on y déverse les effluents traités des égouts. À Las Vegas, la municipalité encourage les habitants à entourer leurs maisons de cactus plutôt que de gazon.
Bien d’autres exemples pourraient être présentés, mais les conclusions sont claires : nous exigeons de nos réserves d’eau douce plus qu’elles ne peuvent nous donner et nous ne trouverons aucune solution facile ou universelle à ce problème. Aucune nouvelle source inexploitée ne pourra nous abriter des conséquences de nos actes, et nulle percée technologique capable d’en transformer les effets n’apparaît à l’horizon. Le dessalement de l’eau de mer est coûteux, énergivore et néfaste pour l’environnement ; il ne convient que dans des régions à la fois très arides et très riches, dont le meilleur exemple est celui des États du golfe Persique, son principal utilisateur. En Australie, pour remédier à une grave pénurie d’eau, la ville de Perth s’est dotée d’une usine de dessalement partiellement alimentée par des turbines éoliennes, mais assez peu de régions du monde jouissent de conditions favorables pour adopter cette solution. La constatation inéluctable reste que nous ne pouvons ni nous passer d’eau, ni en produire en quantités importantes. La seule solution consiste à utiliser sagement celle que nous avons.
« nous ne pouvons ni nous passer d’eau, ni en produire en quantités importantes. »
La gestion de l’eau est un impératif mondial car elle concerne directement ou indirectement presque tous les habitants de notre planète. Mais à l’encontre du changement climatique, elle garde un caractère régional au niveau des causes et des effets, et des stratégies de conservation. Le défi suprême est de gérer l’eau si efficacement que nous pourrons non seulement satisfaire les besoins existants (ou au moins les moins frivoles), mais aussi préserver l’environnement et mettre une partie de notre eau à la disposition du tiers de l’humanité qui en manque aujourd’hui.
Parler d’un défi à cet égard, c’est mettre la barre bien trop bas. Car il faudra une collaboration entière et permanente entre les États souverains qui partagent un bassin hydrographique, un lac ou une nappe phréatique. Il faudra remanier profondément les politiques intérieures de nombreux pays, sinon de la plupart. Les impératifs de la gestion de l’eau sont exigeants. Ils touchent le mode de vie et le gagne-pain de tous les êtres humains. Les agriculteurs, dont les groupes de pression comptent parmi les plus puissants dans les pays démocratiques et qui n’ont jusqu’ici rien payé ou presque pour les quantités d’eau colossales qu’ils utilisent, devront accepter de payer leur part ou se conformer à des restrictions onéreuses, ou les deux. Les entreprises bénéficiant d’un accès privilégié à l’eau parce qu’elles créent des emplois et des richesses devront apprendre à l’utiliser aussi efficacement que leurs autres intrants. Les citadins, qui obtiennent actuellement leur eau à très bon compte, devront apprendre que l’eau a un prix réel, comme tout autre produit. Des coutumes et des attentes profondément enracinées devront changer. Chaque maison ne peut pas entretenir un gazon et une piscine, être entourée de haies et avoir une roseraie. Et partout, la possession et l’utilisation de l’eau sont régies par un ensemble complexe de droits et de coutumes leur conférant une valeur économique et culturelle. La page à remplir n’est pas vide : pour atteindre ses buts, la gestion de l’eau devra prendre en compte les acquis de chaque société.
Ces faits sont faciles à énoncer mais, bien souvent, les êtres humains n’adoptent la solution la plus valable qu’après avoir essayé toutes les autres, sans succès. En outre, chaque approche de la gestion de l’eau plaira plus à certains qu’à d’autres pour des raisons liées à la façon dont chacun pense que la société doit fonctionner. Beaucoup trouveront répugnante l’idée de vendre un bien aussi essentiel que l’eau, surtout si le prix en revient à des entreprises privées, comme c’est souvent le cas depuis quelques décennies. Cette répugnance repose sur le principe éminemment valable que les gens qui ont le plus besoin d’eau sont souvent ceux qui peuvent le moins la payer. D’autres répondront que les gens ne s’habitueront à économiser vraiment l’eau que si le gaspillage heurte leur point le plus sensible : leur porte-monnaie. On pourra suggérer aussi que les seules autres solutions sont d’exhorter les gens à changer volontairement – l’approche généralement la moins efficace à l’endroit des pires contrevenants – ou d’imposer des règlements avec, inévitablement, une armée d’inspecteurs, des amendes et des possibilités de favoritisme, sinon de corruption.
En pratique, pour assurer une utilisation rationnelle et durable de l’eau, il faudra recourir à ces trois approches et à d’autres. Il est essentiel d’informer le public de l’ampleur de la crise, non seulement pour le convaincre de changer volontairement, mais aussi pour créer un climat politique favorisant un changement radical et permanent. Une tarification réaliste n’est pas la solution complète, mais elle peut apporter une contribution utile et parfaitement légitime. L’accès à l’eau est, bien sûr, un droit fondamental, mais il ne s’ensuit pas qu’il doive être gratuit et illimité pour tous. Les droits de l’homme, pourrait-on dire, ne remplissent pas les baignoires. Amener l’eau à son point d’utilisation exige des investissements massifs en réseaux d’adduction et de distribution et des charges permanentes pour la filtration, l’entretien et l’élimination des déchets. L’eau utilisable coûte, et rien ne s’oppose à ce que les gens et les entreprises qui peuvent payer soient tenus de le faire. Il est politiquement et moralement essentiel de fournir aussi de l’eau à ceux qui ne peuvent pas la payer, mais la société dispose d’un vaste choix de mécanismes permettant de le faire sans encourager le gaspillage en offrant la gratuité à tous.
« nous devons apprendre à traiter l’accès à l’eau comme un droit fondamental et l’eau comme une ressource rare »
Quant à la réglementation, quels que soient les inconvénients qu’elle présente, elle est essentielle pour prévenir les tentatives de resquille – visant à profiter du système sans y contribuer – et atteindre des objectifs politiques dépassant les possibilités de l’information ou de la tarification, tels que le contrôle du commerce de l’eau aux niveaux local et international. Enfin, la technologie ne peut probablement pas faire de miracles, mais elle peut contribuer à rendre les mesures de conservation de l’eau financièrement viables et politiquement acceptables. Les pommes de douche et machines à laver efficaces, l’invention israélienne de l’irrigation goutte à goutte, le cuvelage des canaux d’irrigation sont autant d’exemples d’apports technologiques permettant des changements complémentaires cumulativement importants. En un mot, nous devons apprendre à traiter l’accès à l’eau comme un droit fondamental et l’eau comme une ressource rare, au lieu de recréer la tragédie dite « des communaux » en considérant que l’eau est la propriété de tous mais la responsabilité de personne.
Bref, la gestion efficace de l’eau n’est pas un défi unique mais des centaines de défis grands et petits, comportant chacun une combinaison différente d’incidences humaines, matérielles et financières. L’une des meilleures techniques pour entretenir l’équilibre délicat entre le droit de l’individu et le bien collectif sera donc généralement une bonne gouvernance, l’adoption d’un processus décisionnel efficace et légitime. Les connaissances techniques et l’autorité d’un gouvernement central sont essentielles pour assurer la meilleure utilisation de l’eau, mais elles ne suffisent pas. Les populations concernées doivent aussi être engagées, surtout dans les pays en développement, dans lesquels la connaissance du milieu et le sens des besoins locaux peuvent faire la différence entre l’échec et le succès. La transparence est essentielle aussi pour qu’il soit dûment tenu compte de tous les facteurs environnementaux, économiques et sociaux. Dans certains pays, la culture politique et la vigueur des médias aideront beaucoup à atteindre ces objectifs. Mais dans beaucoup d’autres, peut-être la plupart, la promotion de la transparence et de l’engagement exigera des changements de comportement parmi les élites locales et internationales.
Le Canada est une terre bénie à de nombreux égards, mais à aucun plus que celui des réserves d’eau douce. Selon un rapport des Nations Unies, les réserves annuelles renouvelables totales d’eau du Canada se chiffrent à 2 902 kilomètres cubes par an, après celles seulement du Brésil et de la Russie, et le Canada a les plus importantes réserves par habitant de tous les pays de bonne taille. Et ce rapport fait état des réserves annuelles renouvelables, pas du volume total de l’eau du territoire canadien. C’est-à-dire de notre revenu plutôt que du capital. Mais de telles données peuvent être très trompeuses : la population canadienne est concentrée sur une petite partie du territoire national et l’eau de la plupart des régions faiblement peuplées est en pratique inaccessible pour des raisons de rentabilité et d’environnement. Même dans la zone habitée, l’eau est inégalement répartie. Des segments importants des provinces des Prairies souffrent à l’occasion de sécheresse ; lors de la plus récente, en 2001-2002, le bras sud de la rivière Saskatchewan a cessé de couler. La région des Grands Lacs peut donner l’impression d’être favorisée mais il est important de ne pas confondre le capital et le revenu, l’eau stockée dans les lacs et celle qui se renouvelle d’année en année. Comme le bassin hydrographique des Grands Lacs est relativement petit, ses eaux pourraient baisser si l’on y faisait des prélèvements supérieurs aux apports annuels. Quant à l’intérieur en plein essor de la Colombie-Britannique, avec son climat tempéré et sec, il ressemble, à échelle réduite, au Sud-Ouest américain, où se font concurrence les besoins de l’irrigation, du tourisme, de l’industrie et de l’urbanisation. Et à Vancouver, contrairement à ce que peuvent croire les gens de l’extérieur, l’eau est fréquemment rationnée. Selon les prévisions, les changements climatiques accentueront les pénuries dans le sud du Canada et provoqueront une augmentation des précipitations de pluie et de neige dans l’Arctique.
« … Nous exigeons de nos ressources en eau douce plus qu’elles ne peuvent nous donner »
Ces considérations expliquent en partie pourquoi beaucoup de Canadiens s’opposent avec véhémence à tous les projets d’exportation d’eau canadienne. Certains redoutent la mise en uvre de projets massifs visant à remplir l’Ogallala ou à secourir les États particulièrement secs de l’Arizona et du Nevada (où, paradoxalement, beaucoup de Canadiens passent l’hiver). D’autres craignent une augmentation des prélèvements sur les Grands Lacs acheminés vers le Mississippi, une perspective plus plausible puisque des volumes d’eau considérables s’écoulent déjà chaque jour vers le Mississippi par la rivière Chicago, depuis que son cours a été inversé, il y a plus de cent ans. D’autres encore appréhendent que les Grands Lacs périssent, à petit feu si l’on peut dire, sous les milliers d’assauts des autorités municipales et régionales américaines qui y puisent de l’eau, bien que les gouvernements des huit États riverains s’opposent à toute exportation nouvelle provenant du bassin. Des projets d’exportation par navires-citernes d’eau provenant de lacs ou de glaciers canadiens vers des régions arides ont été proposés et referont sans aucun doute surface, d’autant plus qu’ils ne sont pas techniquement irréalisables. Les îles grecques entretiennent leur réputation de paradis du tourisme en important de l’eau de Grande-Bretagne : une entreprise pertinemment appelée Aquarius utilise des remorqueurs pour livrer en Grèce d’immenses boudins de polyuréthane remplis d’eau douce.
L’attention du public canadien a pendant longtemps été concentrée sur les projets d’exportation directe d’eau. Récemment, toutefois, elle s’est portée sur un problème plus complexe, celui de l’exportation dite « virtuelle » : l’eau qui ne sort pas du territoire national mais qui sert à produire des biens pour l’exportation. Cette eau est, en quelque sorte, exportée indirectement puisque la production des biens serait difficile ou indûment onéreuse dans des pays disposant de moins d’eau douce que le Canada. La production agricole en est l’exemple le plus évident et probablement le moins contesté, bien que l’eau contenue dans les produits exportés quitte effectivement le Canada, contrairement à celle qui est utilisée pour cultiver les plantes ou élever les animaux. Par contre, les énormes quantités d’eau utilisées pour exploiter les ressources naturelles posent un problème d’importance croissante et politiquement très sensible. Cette eau offre un excellent exemple de ce que les économistes appellent une « externalité négative » : un coût de production imposé à des tiers au lieu d’être assumé par le producteur ou le consommateur du produit. Si le producteur n’est pas légalement tenu d’assumer le coût de la pollution qu’il crée, ce coût est à la charge du public, sous la forme de sols et d’eaux avilis ou de travaux de restauration, ou les deux. Comme les ressources naturelles produites au Canada sont en grande partie exportées, les Canadiens pourraient découvrir que, en plus de l’exportation de l’usage fait de leur eau, ils subventionnent les industries d’exportation en assumant les coûts externes qu’elles créent. Cette possibilité a déjà conduit à l’adoption de lois et de règlements obligeant les entreprises à décontaminer l’environnement qu’elles polluent. L’efficacité de ces mesures est très variable et controversée ; elle est en tout cas inégale. Pour l’améliorer, les Canadiens devront faire des choix difficiles tenant compte à la fois de la compétitivité de nos exportations et de la prospérité d’entreprises qui apportent à la collectivité une grande richesse et beaucoup d’emplois, mais aussi de la conviction croissante du public que le pollueur doit réparer ses dégâts.
Quel que soit le compromis qui sera adopté, il semble que les Canadiens feraient bien de consacrer plus de temps à la planification de l’utilisation de la précieuse ressource qu’est leur eau. À part la question de l’exportation, l’attention du public vise presque exclusivement, d’abord, la sécurité des approvisionnements et, ensuite, les effets des eaux polluées sur l’environnement. Ces questions sont naturellement importantes mais elles ont jusqu’ici rejeté dans l’ombre celle de la conservation de l’eau au jour le jour. Les autorités fédérales et provinciales sont conscientes de l’importance de la conservation et elles l’encouragent dans une certaine mesure, mais le public ne s’intéresse guère à la question. La presse ne parle ni de l’emploi généralisé de compteurs d’eau, ni de l’imposition de frais d’utilisation plus réalistes, ni d’un meilleur entretien des systèmes de distribution, ni, non plus, du recyclage de l’eau ; certaines des mesures en cause seraient impopulaires mais elles contribueraient à assurer aux générations futures la possibilité de jouir autant de l’eau que leurs prédécesseurs.
En Israël, le voyageur qui traverse le désert du Neguev pour atteindre la station balnéaire d’Eilat, sur la mer Rouge, aperçoit en passant des ruines perchées au sommet plat d’une colline. C’est Avdat, une cité construite au 3e siècle av. J.-C. par les Nabatéens, un peuple arabe qui fut aussi le bâtisseur de la célèbre ville de Pétra. Avdat a été, pendant 900 ans, jusqu’à sa destruction par un tremblement de terre, un centre de commerce et d’agriculture important. Aujourd’hui, l’endroit est paisible et splendide mais quiconque voit ces ruines bien préservées peut se demander comment une ville a pu vivre en un tel lieu. Jusqu’à l’horizon lointain, le regard ne découvre pas d’eau et le sol est presque dénué de végétation. Pourtant, Avdat était une ville prospère et avait assez d’eau pour irriguer des champs et des vignobles (six pressoirs ont été retrouvés), entretenir des bains publics et alimenter un réseau de drainage complexe.
L’explication est simple en principe mais incomplète dans ses détails. Les Nabatéens avaient foré des puits mais, surtout, ils recueillaient chaque goutte possible d’eau de leurs pluies, rares même en hiver. L’eau des rues et des toits, qui se déversait dans des citernes de ciment, servait à l’irrigation des champs et aux besoins domestiques. Les canalisations et les citernes étaient couvertes pour réduire l’évaporation. Nous ignorons quelles autres mesures les habitants d’Avdat avaient adoptées pour économiser leur eau précieuse mais elles étaient évidemment efficaces. Dans une région qui reçoit moins de 10 pouces de pluie dans les bonnes années et semble ne pouvoir accueillir que quelques troupeaux de Bédouins, une utilisation prudente de l’eau a permis l’existence d’une civilisation urbaine évoluée. Les ruines d’Avdat témoignent avec éloquence de ce qu’une collectivité peut réaliser en s’adaptant à son environnement. Elles sont une source d’inspiration pour une humanité qui s’efforce de vivre en harmonie avec la nature généreuse, mais non inépuisable, de notre planète.