Skip to main content

Rien n’est plus moderne que vieillir. À toutes les époques de l’histoire, sauf les plus récentes, très rares étaient les humains dont l’espérance de vie dépassait 50 ans, et encore moins 65 ans. Il est vrai que, dans les civilisations complexes, génératrices d’inégalités sociales, certains privilégiés, mieux nourris, pouvaient compter sur une longévité nettement plus grande que les masses qui n’avaient que leur force de travail pour survivre. Certains même dépassaient l’âge biblique de 70 ans : l’empereur Auguste, célèbre pour sa frugalité, est mort à 77 ans. Mais la plupart des habitants de l’empire romain mouraient avant d’avoir atteint 30 ans et même ceux qui échappaient aux dangers de l’enfance pouvaient rarement compter vivre jusqu’à 40 ans.

Ce qui est rare est souvent apprécié. Parmi les tribus sans écriture de l’âge de pierre et même dans le village médiéval, les « anciens » étaient des archives vivantes, dépositaires des mythes, coutumes et lois qui conditionnaient l’existence et le sentiment d’appartenance au groupe. Après l’invention de l’écriture, cette fonction a été en bonne partie dévolue, dans les sociétés complexes, aux documents conservés dans les temples ou les palais. Puis les rédacteurs de ces documents ont tenté de s’arroger le monopole de la connaissance du passé. Contrôler la mémoire collective d’une société facilite l’exercice d’un contrôle sur la société elle même. (Des humoristes de l’ancienne Union soviétique disaient : « Nous sommes certains de l’avenir ; c’est le passé qui change tout le temps. ») Ce n’est que depuis assez peu de temps et avec beaucoup de réticence que les États, les autorités ecclésiastiques et les dirigeants des partis politiques tolèrent une libre investigation de la plus grande partie du passé.

La diffusion des témoignages écrits a privé les personnes âgées du prestige que leur conférait leur rôle de porteurs de la tradition orale. La place qu’ils occupent depuis a varié selon les particularités culturelles des grandes civilisations. La philosophie confucéenne, qui plaçait sans équivoque le vieillard au faîte du prestige et du pouvoir, a profondément marqué les civilisations de l’Extrême Orient. Pendant bien des générations, les personnes âgées qui ont visité la Chine ont été agréablement surprises de la déférence que leur attiraient leurs cheveux gris. Pour sa part, l’hindouisme considère plutôt que l’âge est un stade auquel l’homme, ayant accompli ses obligations de mari et de père, peut librement rechercher le mérite spirituel, au mieux en se faisant sanyasi, ascète. La tradition judaïque propose une approche assez semblable favorisant l’étude et la dévotion dans les dernières années de la vie. Dans le monde occidental, les attitudes ont généralement été plus ambiguës. Le quatrième commandement obligeait les Juifs et, par la suite, les chrétiens à honorer leur père et – c’est remarquable – leur mère. Sans doute serait-il difficile de déterminer dans quelle mesure ce précepte a été respecté, mais il y a tout lieu de penser que son influence a été profonde. Par ailleurs, les penseurs de l’Occident ont été éminemment conscients de la détérioration physique qu’entraîne le passage des ans. Les héros d’Homère chantent souvent leur préférence pour une mort glorieuse au combat, plutôt que la lente décrépitude qui les attend autrement. Shakespeare a aussi écrit des lignes mémorables sur les êtres « sans yeux, sans dents, dépouillés de tout » et, même si le point de vue qu’il exprime est plus celui des jeunes gens de la forêt d’Arden que le sien, il est bien certain que presque tous ses contemporains redoutaient de survivre à leurs aptitudes physiques. Non sans raison. Ceux qui le faisaient étaient à la merci de leurs enfants s’ils avaient de la chance ; sinon, ils étaient réduits à la mendicité. Un peu partout en Europe occidentale, l’on trouve aujourd’hui encore des petits groupes de refuges – peut-être 10 ou 12 humbles abris autour d’une chapelle – où quelques indigents méritants ou favorisés pouvaient finir leurs jours en sécurité. Ces vestiges témoignent non seulement d’un certain respect pour le quatrième commandement mais aussi, d’une façon quelque peu équivoque, de la suprématie durable en Occident de la famille « nucléaire » – limitée aux parents et à leurs enfants. De tels hospices auraient eu moins de raisons d’être au sein de civilisations privilégiant la famille « élargie », englobant plusieurs générations ainsi que les frères et sœurs.

*

Ces sentiments contradictoires de respect, de dégoût et de crainte persistent parmi nous, souvent même dans l’esprit d’une même personne. Pourtant, la réalité du vieillissement évolue avec une rapidité extrême. Notre planète porte actuellement plus de sexagénaires que jamais auparavant et leur nombre augmente rapidement. Dans les démocraties industrialisées, ils bénéficient généralement d’une santé meilleure, et d’une longévité et d’une sécurité financière plus grandes que jamais, et détiennent un pouvoir politique et économique croissant.

Vers 1750, la population mondiale a commencé à croître régulièrement, surtout en Europe et en Chine. Ce fait, dont les raisons ont fait l’objet de longs débats, s’explique peut-être en partie par un réchauffement climatique et par l’introduction de cultures nouvelles, mais certainement pas par les progrès de la médecine ou les politiques des États, du moins au début. Quelle qu’en ait été la cause, il en est résulté une révolution démographique qui a peu à peu déferlé sur toute la planète et n’a commencé à ralentir qu’à notre époque. Partout, l’évolution a été la même : la natalité élevée des périodes antérieures a persisté ou même augmenté, mais les taux de décès ont baissé avec l’amélioration des régimes alimentaires et des services de santé publics et, depuis 1800, avec les progrès de la lutte contre les épidémies. Ces changements ont abouti à un recul de la natalité quand l’urbanisation et l’industrialisation ont rendu les familles nombreuses à la fois onéreuses et inutiles (comme mode de protection en prévision de la vieillesse). Ces deux dernières tendances entraînent une augmentation rapide, aussi bien absolue que relative, de la population âgée. La traditionnelle pyramide assez effilée représentant la répartition démographique selon l’âge ressemble plus, désormais, à une colonne bosselée. Ce phénomène, particulièrement évident dans le monde industrialisé, apparaît plus vite encore dans les pays en développement tels que la Chine et le Brésil.

Les succès des prédictions touchant la démographie sont souvent inégaux, mais l’on imaginerait difficilement un changement de tendance à l’égard de l’augmentation de la population âgée dans les prochaines décennies, d’autant plus que, dans une certaine mesure, ce phénomène se perpétue lui-même. Une population âgée est forcément plutôt stable ou même en régression car la proportion de femmes fertiles baisse et (pour des raisons quelque peu différentes) le nombre d’enfants par famille recule aussi. En Allemagne et au Japon, par exemple, le nombre d’habitants nés dans le pays décline déjà dans le contexte d’une abondance de biens sans précédent, ce qui eût semblé incompréhensible à nos ancêtres vivant dans un monde plus simple où plus de nourriture permettait d’alimenter plus de bébés. Selon certaines estimations, en 2050 environ, les plus de 60 ans pourraient compter pour plus de 20 % de la population mondiale, soit près de deux milliards d’individus.

Comme on l’a vu, les conséquences en seront immenses. Elles touchent déjà profondément la vie politique et économique, les comportements sociaux et même l’environnement naturel. Presque partout, les soins aux personnes âgées, surtout les plus vieilles, sont un secteur économique en plein essor. Les besoins en services médicaux de cette population menacent la viabilité financière des régimes publics ; selon une étude récente, si les tendances actuelles se maintiennent, le coût des services publics de santé atteindra, en 2050, 11,3 % du produit intérieur brut du Canada, comparativement à 6,3 % en 2001. (Pour Terre-Neuve et le Labrador, il se chiffrera à 24,5 % en 2050, un niveau certainement intolérable.) Les régimes de rente publics et privés et le cadre juridique régissant la retraite subissent déjà des remaniements imposés par les réalités démographiques nouvelles. Les investissements directs et indirects ayant pour but d’assurer un soutien aux personnes âgées accaparent une proportion croissante des marchés boursiers et obligataires. Les décisions prises par les gestionnaires des énormes capitaux qu’accumulent les caisses collectives déterminent de plus en plus le sort des entreprises, comme le fit J. P. Morgan en son temps. Autant dire que ce sont les vieillards, plutôt que les faibles, qui hériteront de la terre. La stabilité ou la baisse des populations devrait réduire les pressions sur l’environnement : il faudra moins de centres commerciaux et de lotissements, moins de champs convertis en terrains de stationnement (toutefois, à moins d’être bien géré, l’accroissement des besoins liés au tourisme et aux activités de plein air ira à l’encontre de cette tendance). Si l’on pousse plus loin l’optimisme, les architectes, décorateurs et concepteurs de mobiliers apprendront peut-être à ne pas considérer tous les humains comme des athlètes de 25 ans, capables de s’arracher avec aise à une chaise de Barcelone et de parcourir allègrement un couloir d’aéroport de 1 500 mètres sans aucun banc pour s’asseoir. Sinon, la loi le leur imposera.

Quelque profonds que soient ces changements, ils peuvent tous être gérés au niveau politique ou par le secteur privé pourvu que nous ayons collectivement la volonté de les reconnaître et d’y faire face. D’ailleurs, il y a tout lieu de penser que ce sera le cas. Les personnes âgées votent plus que les jeunes ; elles ont le temps non seulement de le faire, mais aussi d’examiner les liens entre les problèmes de l’heure et leurs propres besoins de rentiers, d’investisseurs ou de patients. Il serait donc dangereux, sinon suicidaire, pour un politicien de toucher aux programmes sociaux qui protègent ses électeurs dans les dernières décennies de leur existence. Depuis quelques années, les budgets de la santé publique augmentent régulièrement au Canada, tandis que ceux de l’éducation ne montent guère, surtout au niveau des études supérieures. La question de savoir si c’est souhaitable ou non peut faire l’objet d’un débat interminable, mais il serait difficile de ne pas y voir un lien avec le fait que les retraités votent mais que les étudiants ne le font pas.

Globalement, les personnes âgées sont aussi un marché de plus en plus important. Non seulement leur nombre augmente mais, grâce à des politiques en leur faveur et à la longévité de la croissance économique, elles ont beaucoup plus d’argent à dépenser que leurs prédécesseurs. Le secteur du marketing y réagit par des campagnes ciblant les plus de 50 ou 60 ans. La fragmentation croissante du public acheteur qu’entraîne la multiplication des chaînes de télévision et des revues spécialisées est à la fois l’une des causes et le résultat de ce changement. Les personnes âgées ne figurent plus seulement dans la publicité des produits de nettoyage des dentiers ou des pilules contre les aigreurs d’estomac. L’on peut désormais voir, soir après soir, des acteurs aux cheveux gris, joviaux, dynamiques et en bonne santé, confortablement mais élégamment vêtus, et très évidemment heureux d’être en vie, faisant la promotion de biens et de services divers, depuis des souffleuses à neige jusqu’à des croisières en bateau.

Ce changement est important pour l’univers visuel. Les entreprises de marketing ont d’abord axé leurs promotions sur le statut social : avec assez d’argent, n’importe qui pouvait s’offrir la crème faciale d’une comtesse ou être le premier de son quartier à conduire une Cadillac. Cet élément de motivation est encore très efficace, à en juger par l’attrait des marques de luxe et par les efforts finement ciblés d’augmentation des ventes sans réduire l’exclusivité. Mais l’on exploite maintenant deux autres éléments de motivation : les valeurs jumelles que sont la jeunesse et la nouveauté. Le prix attribué à la jeunesse s’explique sans aucun doute en partie par la rareté relative des jeunes. Dans un monde dominé par des gens d’âge moyen, prudents et bien assurés, la vitalité et l’optimisme traditionnels de la jeunesse exercent un attrait puissant (même s’ils ne sont pas toujours évidents parmi les jeunes d’aujourd’hui). La prédominance des jeunes dans les médias visuels est sans aucun doute liée à l’impression que leur attrait sexuel s’étendra à l’objet offert en vente, quel qu’il soit. Pour sa part, le culte de la nouveauté a été créé de toutes pièces pour convaincre le consommateur de remplacer des articles qu’il possède déjà. Par exemple, plus que de vouloir habiller les gens, l’industrie de la mode cherche à les convaincre d’entasser encore d’autres vêtements dans des placards déjà trop pleins.

L’on pourra discuter sans fin des avantages et des inconvénients de ces phénomènes. Porter des vêtements neufs et élégants est un plaisir innocent accessible à presque tout le monde. Le culte de la jeunesse, pour sa part, produit indéniablement certains résultats positifs, tels que l’acceptation générale du principe qu’un régime alimentaire sain et l’exercice physique peuvent rendre plus agréable la vie à n’importe quel âge. Mais il a le défaut d’encourager le refus de la réalité du vieillissement et des agréments qui peuvent l’accompagner. Il ne fait guère de doute aussi que l’insistance sans cesse renouvelée sur la jeunesse, la nouveauté et l’attrait sexuel a considérablement renforcé les attitudes négatives envers les personnes âgées. Dans le débat public, l’importance politique des personnes âgées suffit à garantir qu’elles seront scrupuleusement traitées avec déférence. Le monde de la publicité a relevé ce défi en créant des clichés tels que « le troisième âge » ou « l’âge d’or » qui, comme tous les euphémismes, suggèrent le contraire de ce qu’ils disent et dissimulent mal les attitudes négatives qui s’expriment en privé ou qu’évoquent même en public les humoristes en employant en scène des expressions que les politiciens évitent, du genre « vieux jeu », « croulant » ou « décadent » : elles évoquent la décrépitude physique et mentale, le contraire des visages rayonnants et des corps fermes que présentent jour après jour les publicités. « Les petits vieux » ou « les personnes âgées » ne sonne guère mieux ; ces termes suggèrent que l’existence de ce groupe est un problème plutôt qu’un atout social.

L’avenir dira si l’influence nouvelle des personnes âgées sur les marchés fera changer ces attitudes mais elles ne disparaîtront probablement pas entièrement car elles sont liées à la crainte de la mort qu’éprouvent naturellement les humains. Ceci est particulièrement évident en Amérique du Nord. L’on essaie de nous convaincre qu’il existe un remède, connu ou à découvrir, pour chaque maladie, mais il est permis de douter que l’on découvre jamais une panacée pour la mort, en dépit des tentatives ridicules de surgélation des corps. Dans ce cas également, notre individualisme exacerbé nous amène à considérer la fin de la vie comme un événement d’une finalité bouleversante. À l’approche de la mort, les générations passées trouvaient un réconfort dans la pensée que la famille, le clan, la dynastie, la tribu ou la cité leur survivrait et que leur existence avait été un maillon important d’une très longue chaîne. Peu sans doute auraient pu l’exprimer avec l’éloquence de Burke, mais ils auraient convenu avec lui que la société est un contrat entre les vivants, les morts et les non encore nés. À notre époque où la publicité proclame la primauté du « MOI ! », cette définition peut surprendre et même sembler archaïque. Les adeptes des grandes religions ont toujours considéré la mort comme un passage plutôt qu’une fin mais, bien qu’imparfaites, les données dont nous disposons suggèrent que la foi dans l’immortalité n’est pas aussi répandue ni ferme qu’autrefois.

En réaction, nous repoussons la mort à la limite de notre conscience et nous accueillons de mauvaise grâce ce qui peut nous rappeler son existence. Il est intéressant de constater les efforts déployés pour éliminer les manifestations publiques du deuil. Nos aïeux portaient le deuil pendant un an et les femmes gardaient leur voile baissé jusqu’après la fin des funérailles. Les gens épargnaient pendant toute leur vie pour s’offrir des obsèques aussi somptueuses que possible et certains, pour gagner leur vie, marchaient en larmes et avec un visage de circonstance dans les cortèges funéraires de personnes inconnues. De nos jours, on remarque moins qu’auparavant les files d’automobiles roulant tous phares allumés vers un cimetière, peut-être parce que toutes les voitures gardent leurs phares toujours allumés. Bien des gens, y compris les chrétiens, cachent leur douleur et leur deuil, des sentiments qu’ils ne partagent qu’avec la famille et les amis proches. Cette réserve rend-elle la mort plus facile à supporter ? L’on peut en douter. Les rites funéraires peuvent sembler ridicules mais leur universalité, à travers l’histoire et partout dans le monde, suggère qu’ils peuvent nous aider grandement à faire face à la réalité inexorable de la mort.

*

Non, changer les attitudes négatives ne sera pas facile. L’élément le plus efficace pour le faire sera peut-être, tout simplement, le grand nombre de personnes âgées pour lesquelles ce stade de la vie sera vraiment le meilleur. Pour les membres de plus en plus nombreux de ce groupe qui jouissent d’une assez bonne santé et d’une sécurité financière raisonnable, l’âge peut apporter des souffrances physiques et émotionnelles, mais aussi l’inestimable possibilité de réfléchir, de se souvenir et de comprendre, les insécurités de la jeunesse et les préoccupations de l’âge moyen étant choses du passé.

Ce stade de l’existence est celui qui permet de faire ce que la nécessité de gagner sa vie rendait impossible, de s’adonner à des loisirs tranquilles qui, au fil des siècles, avaient généralement été réservés à quelques privilégiés. Ceux ou celles qui ont la chance d’avoir des petits-enfants peuvent jouir des relations humaines qui sont peut-être les plus enrichissantes pour les uns et les autres, sans ressentir le stress qu’entraîne la responsabilité d’être parents. Pour beaucoup aussi, c’est l’occasion de rendre quelque chose à la société : le bénévolat est beaucoup plus répandu parmi les personnes âgées qu’en moyenne dans la population. La possibilité offerte à un nombre croissant de personnes âgées d’accéder à ce genre d’existence à la retraite est sans aucun doute l’une des réussites les plus grandes et les moins appréciées des démocraties développées. Bien sûr, nous sommes encore loin de la perfection. Trop de personnes âgées vivent toujours dans la pauvreté, manquent de soins pourtant nécessaires et coulent leurs derniers jours dans la solitude. L’avenir dira si nous pourrons maintenir le niveau de succès déjà atteint, malgré l’augmentation du nombre de personnes âgées. Quoi qu’il en soit, les progrès accomplis sont largement suffisants pour nous aider à percevoir l’existence comme un tout, dont chaque étape comporte des dangers, des difficultés et des avantages particuliers, et dont l’issue finale est le couronnement.

***