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S’il est aujourd’hui un héros canadien, c’est bien Roméo Dallaire, l’homme que l’O.N.U. avait chargé de maintenir la paix au Rwanda en 1994. Aujourd’hui retraité, il appartient à cette génération de soldats canadiens que l’histoire a vouée à servir de tampon dans des conflits issus de la décolonisation. De nos jours, les officiers supérieurs sont avant tout des gestionnaires, et l’obstacle auquel s’est heurté le général Dallaire au Rwanda fait partie des entraves classiques à une saine gestion en période de compressions budgétaires : ses moyens ne lui permettaient pas de remplir sa mission.

Privés de renforts, lui et sa petite troupe ont été les témoins impuissants du massacre de quelque 800 000 hommes, femmes et enfants. À son retour, il était un homme meurtri, non dans sa chair, mais dans son esprit. Ce qui fait de lui un héros singulièrement contemporain, c’est la liberté avec laquelle il parle de son état de stress post-traumatique. Rompant avec la tradition de la « grande muette », il a appelé les soldats atteints de ce syndrome à se faire traiter au lieu d’endurer stoïquement leurs souffrances. Il continue à lutter contre ses séquelles psychologiques en s’occupant des enfants de la guerre à titre de conseiller spécial du gouvernement canadien.

En révélant que même un officier endurci par l’expérience pouvait craquer dans certaines circonstances, le général Dallaire a servi un précieux avertissement à tous ses concitoyens : nul n’est à l’abri des maladies mentales. Déposé à un moment où la qualité des soins commençait à préoccuper sérieusement l’opinion canadienne, son témoignage a rappelé à point nommé que la santé n’est pas seulement physique. Roméo Dallaire n’aura pas souffert en vain.

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Reste que notre société est loin d’accorder aux maladies mentales l’attention qu’elles méritent. Le sujet est à peine effleuré dans les débats sur la crise des services de santé. Comme tant de leurs victimes, ces maladies sont parquées loin des yeux, loin du cour et loin du portefeuille. D’après Michael Wilson, l’ex-ministre des Finances qui est le président honoraire de la Business and Economic Roundtable on Addiction and Mental Health, seulement trois pour cent des budgets de recherche médicale canadiens vont à la prévention et au traitement des troubles psychiques.

Parce qu’on n’en parle pas, les Canadiens n’imaginent pas à quel point les troubles psychiques sont répandus. Qui sait, par exemple, que la schizophrénie frappe plus de Nord-Américains que la maladie d’Alzheimer, le diabète ou la sclérose en plaques ? Qu’après les accidents, les maladies mentales sont la principale cause d’hospitalisation des Canadiens de 20 à 44 ans ? Pour vous faire une idée de leur fréquence, représentez-vous les habitants de votre quartier rassemblés par groupes de huit dans un parc du voisinage. Des hommes en blouse blanche surgissent et emmènent une personne dans chaque groupe. Voilà combien de Canadiens sont hospitalisés pour troubles mentaux au moins une fois dans leur vie.

Sauf que l’hospitalisation n’est pas une mesure juste, car elle s’applique de moins en moins à cette catégorie de malades. Pour bien représenter l’incidence des maladies mentales au Canada dans le cours d’une seule année, vous devriez répartir les gens de votre quartier non par huit, mais par cinq et soustraire un homme, une femme ou un enfant de chaque groupe.

La situation va sans doute s’aggraver dans les années qui viennent, comme l’explique l’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM) dans le mémoire qu’elle a présenté à la commission Romanow : « Si on se fonde sur les tendances corrélées pour faire une projection, il y a lieu de craindre que le nombre des personnes en difficulté (psychologique) au Canada augmente comme le nombre des familles pauvres ou monoparentales, l’aggravation des disparités de revenu et du chômage des jeunes, le sous-financement de la santé, de l’aide sociale et de l’éducation. »

Selon ces projections, les troubles dépressifs constitueront le principal « fardeau sanitaire » du pays en 2020. Certains experts croient que, d’ici cinq ans, les invalidités psychologiques motiveront une bonne moitié des demandes d’indemnisation adressées aux régimes privés. Le pire, c’est que l’incidence de ces problèmes ne cesse de croître chez les jeunes. Plus de 30 pour cent des répondants de moins de 30 ans à un sondage récent ont déclaré qu’ils avaient déjà éprouvé des crises d’anxiété. Chiffre d’autant plus angoissant que le Canada manque cruellement de pédopsychiatres. L’humanité ne supporte qu’une petite dose de réalité : ce vers de T.S. Eliot date de 1935, mais il va comme un gant aux victimes du stress et de la surinformation. Nous sommes abreuvés en continu d’une telle quantité d’horreurs bien réelles que nous frôlons tous la dépression. Pensez au 11 septembre 2001.

Tension, anxiété et contrariétés font parfois le lit de dépendances aux conséquences tragiques : crises de démence et hallucinations pour les alcooliques et les drogués ; accoutumance pour les consommateurs d’anxiolytiques. Le problème psychologique initial se double alors d’une toxicomanie grave et peut déboucher sur une marginalisation totale si la victime se retrouve sans domicile fixe.

Les dépendances-la passion du jeu, par exemple-poussent un nombre croissant de Canadiens à s’enlever la vie. En gros, un suicide sur deux est imputable à une maladie mentale. Chaque année, plus de 3 500 âmes torturées mettent ainsi fin à leurs souffrances : la population d’une petite ville. La détérioration qu’on observe depuis quelques années touche d’abord les jeunes et surtout les hommes. Le suicide est devenu la deuxième cause de mortalité chez les moins de 35 ans après les accidents.

Le suicide n’épargne aucune classe sociale, mais frappe surtout les plus pauvres. Comme les maladies mentales : moins on a d’argent, plus on risque de découvrir un jour que « le monde est fait de verre », pour reprendre un titre du romancier australien Morris West. Les victimes qui ne sont pas pauvres au départ ont toutes les chances de le devenir, si fortunées et instruites soient-elles. Peu importe leur point de départ, la majorité des personnes atteintes de troubles mentaux ont « de graves problèmes d’argent et de logement », constate l’ACSM.

L’une des raisons de ce lamentable état de choses, c’est l’exclusion à laquelle la société condamne ceux qu’elle perçoit toujours comme des parias, voire comme les coupables de quelque faute mystique justifiant leur état. Les affections de l’esprit ne sont que le fruit du hasard-traumatisme, raté génétique, infection virale-mais nous continuons à rejeter leurs victimes alors même que toutes les autres formes de discrimination sont bannies au Canada.

Cette discrimination se nourrit d’une série d’idées fausses, dont celle de l’incurabilité. Une maladie mentale, croit-on, ne peut que s’aggraver avec le temps. En fait, il existe aujourd’hui des traitements médicamenteux et psychologiques d’une efficacité éprouvée. Ceux et celles qui en bénéficient ont de bonnes chances de pouvoir mener une vie riche et productive.

Riche et productive… pourvu que les gens dits normaux le veuillent bien. Hélas ! Beaucoup de braves citoyens refusent catégoriquement de côtoyer des « fous » (pour s’en tenir au terme le moins péjoratif). On les fuit comme la peste, comme si leur aliénation-ce mot suranné, enkysté dans le jargon juridique-était contagieuse. Une superstition qui remonte aux temps obscurs où ces pauvres gens passaient pour possédés du Malin et étaient exilés au désert ou dans les forêts.

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Quelques siècles plus tard, les gens instables ou simplement excentriques étaient emprisonnés avec des criminels de droit commun qui les exploitaient et les tourmentaient. La fondation d’asiles réservés aux « anormaux » n’a pas beaucoup amélioré leur sort si on en croit la description que fait Margaret Atwood d’un asile torontois du dix-neuvième siècle dans son roman Captive. Les malades y sont vêtus de haillons, confinés dans des cellules obscures et humides ; leurs maigres repas ne comportent à peu près pas de viande, car on s’imagine qu’elle excite leurs instincts bestiaux. Les plus charitables de leurs concitoyens ne voient dans leur quasi-supplice qu’une espèce de malchance : « Les fous, comme les idiots et les infirmes, doivent leur état à la toutepuissante Providence », affirme un personnage.

Alors que sur tant d’autres sujets, les Canadiens ont accompli d’immenses progrès depuis un siècle, leur attitude à l’égard des maladies mentales n’a pas évolué, ou si peu. L’internement pur et dur est resté la norme jusqu’aux années soixante. Les instituts psychiatriques n’ont commencé à se vider qu’avec la mise au point des premiers antipsychotiques. Les experts escomptaient que les patients libérés seraient capables de s’automédicamenter, donc de mener une vie normale. En règle générale, ceux qui n’étaient pas rendus à une famille « débordée par ce monstrueux fardeau et insuffisamment épaulée », comme le note l’ACSM, ont fini en centre d’hébergement ou dans la rue.

Pourquoi ont-ils été si mal reçus à leur sortie d’hôpital ? Entre autres parce qu’ils faisaient peur. Dans les livres, les films, les émissions offertes aux enfants comme aux adultes, la maladie mentale est systématiquement associée à la violence. Un homme d’exception, le long-métrage qui a remporté l’oscar du meilleur film cette année, a l’immense mérite de rompre avec ce sinistre cliché : le portrait qu’il nous livre de John Nash, mathématicien et prix Nobel atteint de schizophrénie, déborde de compassion. Mais pour une production de cette qualité, combien exploitent la peur des tueurs en série et autres psychotiques violents ?

Les médias ne ratent pas une occasion de faire passer un être perturbé pour une bombe à retardement ambulante. Les histoires comme celle d’Andrea Yates, une ancienne patiente psychiatrique qui a noyé ses cinq enfants, ont droit aux grands titres de la presse parlée et écrite. On perpétue ainsi des préjugés terrifiants sur des gens pour la plupart inoffensifs. En vérité, les malades mentaux subissent beaucoup plus de violences qu’ils n’en infligent.

Récemment, on a interrogé des patients des services psychiatriques britanniques sur les causes des discriminations dont ils s’estimaient victimes : 60 pour cent des répondants ont mentionné le négativisme des médias. Le ministère de la Santé de Grande-Bretagne a inclus un volet de sensibilisation des journalistes dans son ambitieux Mind Out for Mental Health, un programme anti-discrimination qui mobilise les associations, les entreprises et les organisations étudiantes autour de trois objectifs : faire réfléchir, contester les idées reçues et suggérer des façons de changer les attitudes et comportements.

Le gouvernement ontarien mène une campagne d’éducation populaire du même genre par l’intermédiaire de neuf délégations régionales qui supervisent en parallèle la formation professionnelle et le logement. Ces équipes doivent aussi coordonner l’organisation de centres de dépannage et de groupes d’entraide, car on s’est rendu compte que ces ressources légères contribuaient autant que les structures officielles à la réinsertion des malades, et on souhaite donc les intégrer au réseau public. Des personnes en traitement et des membres de familles concernées font partie des délégations aux côtés de bénévoles et de représentants des organismes publics. Il était temps !

Les milieux économiques peuvent et doivent jouer un rôle-clé dans toutes les actions destinées à faire évoluer les mentalités. Le tribut que la maladie mentale prélève sur la prospérité nationale, ce sont les entrepreneurs qui le paient au premier chef. Comme l’explique très justement l’un des leurs, le Canadien Dan Tapscott, la matière grise et les relations humaines sont les principaux facteurs de production de l’économie postindustrielle. Il faut donc veiller sur la santé mentale des millions de travailleurs intellectuels qui assurent cette production avec autant de soin qu’on en a accordé jusqu’à présent à la santé physique des travailleurs manuels.

D’après M. Tapscott, les maladies mentales se développent à une vitesse inquiétante au sein de la population active, mais « les employés qui avouent leur détresse sont souvent victimes du mépris de leurs employeurs et de leur entourage ». Incapables de se faire entendre, ils dérivent sans remède, et leur productivité s’effondre.

Le salut passe par un soutien actif du milieu professionnel : « La victime d’une maladie mentale qui reprend le travail devrait être accueillie avec autant de chaleur que si elle avait survécu à un cancer ou à une crise cardiaque. » Cela suppose toutefois qu’elle ait pu se faire soigner, ce qui ne va pas toujours de soi. Comme le rappelle l’ACSM, beaucoup de régimes d’assurance invalidité excluent la maladie mentale des motifs d’indemnisation.

Mieux vaut prévenir que guérir : s’inspirant de ce dicton, Michael Wilson a exhorté les chefs d’entreprise à vacciner leur personnel contre le stress en répartissant équitablement les responsabilités, en améliorant le cadre de travail et en modifiant les méthodes de gestion par trop perturbantes-« pour des raisons économiques solides et chiffrables, tout simplement ».

D’après la Business and Economic Roundtable qu’il préside, les maladies mentales coûtent 16 milliards de dollars par an à l’économie canadienne, à peu près l’équivalent des revenus de tous les travailleurs d’une petite province comme la Nouvelle-Écosse. Cette charge écrasante, c’est la population canadienne qui finit par l’assumer au travers des hausses de prix et d’impôts. Il faut à tout prix l’alléger.

Au-delà de cet argument économique, il y en a un autre qui nous impose d’agir sans plus tarder : celui de la justice honteusement bafouée par notre inertie. La discrimination dont sont victimes les malades mentaux est un scandale permanent dans une société qui se vante de traiter équitablement tous ses membres. L’ACSM a beau jeu de dénoncer les budgets « étiques en regard de l’incidence et du fardeau » et les préjugés qui sapent la qualité des soins « en criminalisant les patients et en les privant de leur libre-arbitre ». Des préjugés qui ont trop souvent le sceau de l’autorité.

On a coutume de dire que le niveau de civilisation d’une société se mesure au traitement qu’elle réserve aux plus faibles. Si on considère celui que le Canada accorde aux malades mentaux, il n’y a pas de quoi pavoiser. Nous avons exclu et ridiculisé des malheureux qui n’étaient en rien responsables de leur état. Nous les avons lésés en attribuant à la recherche sur leurs maladies une minuscule fraction des moyens financiers que nous consacrions à la prévention et au traitement des affections purement physiques. Nous ne nous sommes jamais souciés de leur garantir un accès égal à l’emploi, à l’instruction ou au logement. En « criminalisant » certains de leurs comportements et en les « privant de leur libre-arbitre », nous avons même porté atteinte à leurs droits les plus fondamentaux.

Les conséquences économiques d’une dégradation du capital intellectuel dont dépend notre prospérité future justifieraient à elles seules une guerre à outrance contre les maladies mentales. Ce n’est pourtant pas la meilleure raison que nous ayons pour combattre le préjugé ancestral dont souffrent certains des plus faibles parmi nous.

Non, la meilleure raison de toutes, c’est que la situation actuelle est une honte pour notre pays.

Ce bulletin a été rédigé par Robert Stewart.

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