La communication de masse nous a ouvert une fenêtre sur le monde par laquelle nous préférerions parfois ne pas regarder. Mais, sans nouvelles, nous serions incapables d’obvier aux maux et aux injustices du monde moderne…
Dans son dernier livre intitulé Eyewitness to History , John Carey, imminent professeur britannique, raconte comment un reporter du journal The Times de Londres fut envoyé en France pour couvrir la guerre franco-prussienne de 1870. Après la bataille décisive de Sedan, il rentra en toute hâte en Angleterre par train et traversier, oubliant tout sommeil et rédigeant fébrilement son article sur la victoire allemande. Or, lorsqu’il arriva, ce fut pour découvrir les articles déjà publiés que ses concurrents avaient envoyés par télégraphe deux jours auparavant. The Times marquait ainsi, sans le savoir, l’aube d’une ère nouvelle pour les sociétés occidentales, une ère où les nouvelles de tous les coins du monde sont à la portée de tous, toutes les heures, tous les jours.
L’amélioration des communications coïncida avec l’amélioration des techniques d’impression et de fabrication qui permirent la production rapide d’une foule de quotidiens peu chers, et ce, au moment même où la généralisation de l’alphabétisation ouvrait un marché massif pour des « journaux à un sou ». Très vite, l’Américain moyen, tout comme son homologue britannique ou européen de l’Ouest, put apprendre ce qui se passait dans le monde, privilège réservé jusqu’alors à une élite cultivée. L’accès du public aux nouvelles était désormais un fait établi. De là, il n’y avait que quelques étapes technologiques à franchir pour parvenir à la permanence actuelle de la couverture par satellite.
« On peut soutenir que l’avènement de la communication de masse représente l’altération de la conscience humaine la plus considérable jamais connue au cours de l’Histoire », écrit Carey. « Le passage, en quelques décennies, d’un état où les habitants de la planète non seulement ne savaient rien, mais désiraient ne rien savoir de la vie quotidienne des autres, à une situation où l’espace mental de la personne ordinaire est rempli de rapports précis sur les faits et gestes d’êtres totalement étrangers, représente une révolution de l’activité mentale dont les effets sont incalculables. »
L’accès du public aux informations nationales et internationales a profondément influé sur les cultures populaires, la politique, voire la philosophie. Il a donné à l’homme et à la femme ordinaires une vue plus humaniste, plus tolérante de la vie en leur permettant de s’identifier à tous les habitants de la terre. Les informations nous obligent à regarder en face la souffrance humaine, nous incitent à la soulager que ce soit par des dons en espèces pour aider les victimes d’une catastrophe ou par des appels à nos gouvernements afin de forcer la main à d’autres nations pour que cessent les injustices. À l’ère de l’actualité, nul n’est une île déserte, nul ne peut s’empêcher, comme le dit John Donne, « d’investir dans l’humanité ».
Les nouvelles dans le monde occidental sont si envahissantes qu’elles deviennent une nécessité de la vie. Il est, bien sûr, parfois impératif de savoir ce qui se passe lorsque, par exemple, un ouragan menace de s’abattre dans notre région. Mais, outre les informations d’ordre pratique, nous avons besoin de nouvelles pour supporter le rythme et la complexité de notre existence moderne. Comme l’a écrit Wilfred Eggleston, professeur canadien de journalisme : « Pour survivre, les espèces vivantes doivent être conscientes de l’évolution de leur milieu… Pour réagir, les êtres humains doivent être informés rapidement et précisément. »
De notre besoin de nouvelles découle un principe auquel nul n’aurait pu songer avant l’invention du télégraphe : le droit du public à entendre des nouvelles fiables. La Commission royale sur les quotidiens a avancé cette notion en 1981 en déclarant que les personnes avaient « le droit de s’informer », droit qui est inséparable de la liberté de s’exprimer. Le Canada est l’une des nations où le droit à l’information est enchâssé dans une loi. Pour détenir un permis de diffusion, les stations radiophoniques canadiennes doivent présenter des actualités.
La capacité de surveiller ce qui se passe et ce qui se dit est le pivot de notre système de gouvernement. « Un peuple sans nouvelles fiables sera tôt ou tard un peuple sans liberté », a déclaré Harold Laski, spécialiste en sciences politiques.
L’absence de liberté politique s’accompagne toujours du contrôle de l’information tant au niveau interne qu’externe car les nouvelles des autres pays incitent aux comparaisons et exposent le peuple opprimé à des idées « étrangères ». Adolf Hitler, tyran par excellence, s’opposait férocement à la liberté de la presse. « Nos lois sont telles que les divergences d’opinion entre les membres du gouvernement ne donnent plus lieu à des étalages publics », disait- il à l’apogée de son pouvoir.
Situé aux antipodes, Thomas Jefferson, homme d’état américain déclara que s’il lui fallait choisir entre un gouvernement sans journaux et des journaux sans gouvernement, il opterait pour les journaux. Dans le même temps, il était le premier à admettre que la liberté de la presse qu’il soutenait avec tant d’éloquence pouvait être l’objet d’abus. Cette liberté qui, aujourd’hui, s’étend aux médias électroniques ne doit pas être illimitée. Les organes médiatiques ne peuvent ruiner la réputation d’une personne, ni violer son intimité, ni la soumettre à un « procès par publicité ». Diverses lois les en empêchent.
En dépit de ces contraintes juridiques, les médias sont surtout responsables par devant eux-mêmes, type de responsabilité qui laisse la porte ouverte à toutes sortes d’abus. Les journaux, les stations de radio et de télévision non seulement rapportent les événements mais les commentent. La presse d’opinion n’a pas besoin de toute une collection de faits incontestables pour noircir la réputation d’une organisation ou jeter le soupçon sur ses motifs. Quelques faits subjectifs, mêlés à de nombreuses insinuations, suffisent. Un rédacteur habile qui a une revanche à prendre peut brosser un tableau tendancieux dans un reportage apparemment objectif.
À une certaine époque, les propriétaires de journaux et leurs flagorneurs décidaient pratiquement seuls du degré de retenue dont ils feraient preuve, s’ils allaient jouer avec les mots, voire publier des histoires absolument fausses. Souvent leurs journaux déformaient allègrement « les nouvelles » pour servir leurs ambitions politiques. Le journalisme à sensation sévissait parmi les quotidiens des grands centres où la concurrence était sauvage. La vérité était souvent immolée sur l’autel édifié au dieu du tirage.
La nouvelle race de journalistes place l’intérêt du public en premier
Pour le meilleur ou pour le pire, la nouvelle génération des grands manitous de la presse d’Amérique du Nord reste généralement extérieure au déroulement quotidien des activités de leurs journaux, dirigeant de leur siège social la gestion de vastes réseaux. Les organisations médiatiques sont devenues de gigantesques entreprises.
Le déclin des tout-puissants magnats de la presse a coïncidé avec la venue de journalistes professionnels qui estiment que leur devoir premier n’est pas de servir leur patron mais leurs lecteurs. Les quotidiens à sensation existent encore mais, abstraction faite de leurs gros titres accrocheurs, leurs articles, notamment ceux sur l’actualité, s’appuient sur des faits scrupuleusement exacts.
Aujourd’hui, toute organisation médiatique digne de ce nom s’engage à présenter les nouvelles de façon exacte, équitable et équilibrée. Bien que ce souci de probité ait toujours caractérisé les bons journalistes, de nombreux organismes ont adopté officiellement des codes déontologiques et certains font appel à des médiateurs pour protéger l’intérêt public.
En faisant preuve de modération, les médias reconnaissent la nature particulière de leur secteur. La diffusion des nouvelles procède de la confiance du public, non seulement parce que les citoyens ont besoin d’information pour mener leur vie quotidienne mais aussi parce que les médias représentent une force latente extraordinaire. Tout pouvoir doit être contrebalancé par la responsabilité ; le sachant, ils ont jugé préférable de s’imposer eux-mêmes un code d’éthique plutôt que de courir le risque d’être assujettis à des règles gouvernementales susceptibles de porter atteinte aux principes démocratiques.
La pensée du public est façonnée par le choix des nouvelles
L’immense influence qu’exercent les médias sur les mentalités ne repose pas tant sur leurs commentaires que sur le choix des événements rapportés et leur présentation. « Bien sûr , les gens ne votent pas toujours en suivant l’avis de l’éditorialiste sur le système d’égouts déclare le Rapport du Comité spécial du Sénat sur les moyens de communication de masse de 1970. Mais qui décide du moment où ils doivent réfléchir et s’occuper du système d’égouts, ou s’inquiéter au sujet de la pollution ? »
En 1920, époque où le monde était relativement simple, Walter Lippman, célèbre journaliste américain, a écrit : « Les nouvelles d’une journée donnée, quand elles atteignent la salle de presse, sont un mélange incroyable de faits, de propagande, de rumeurs, de soupçons, d’indices, d’espoirs et de craintes. La tâche qui consiste à choisir et classer les nouvelles est l’une des responsabilités sacrées de toute démocratie. »
Dans la production d’un journal et d’une émission d’actualité, de nombreux jugements entrent en jeu. Quelle longueur donner à un article ? Doit-il être présenté en premier, en dernier ou au milieu ? Dans l’article lui-même, quels faits doivent être mis en lumière ? Dans un débat, à quel porte-parole donner la préférence ? Ce sont les décisions prises à ce niveau qui influent fortement sur l’opinion que le public se fait d’un événement. Comment les rédacteurs de nouvelles choisissent-ils celles qui doivent être rapportées ? Selon George Kennedy, auteur du manuel News Reporting and Writing , ils se basent généralement sur les cinq critères suivants : l’impact (ce qui sera présent dans tous les esprits); la proximité (pour un événement du même intérêt, le public se passionne plus pour ce qui est proche que lointain); l’actualité (les nouvelles perdent vite de leur attrait); la proéminence (« la célébrité fait la nouvelle »); les conflits ( exemple : grèves, affaires politiques, crimes, compétitions sportives) et la nouveauté (« un homme mordu par un chien n’intéresse personne; un homme qui mord un chien s’étale à la une des journaux »).
Les étalons utilisés par les professionnels pour juger de la valeur « actuelle » d’un événement sont souvent critiqués par le public : « Les problèmes, voici ce qu’entendent les journalistes par les nouvelles ! », regrette le Rapport du Comité spécial du Sénat sur les moyens de communication . « La vie ne se réduit pas aux ennuis et aux conflits mais le goût des médias pour les catastrophes, les dissensions et les controverses le leur fait oublier. »
L’ennui, c’est que le public se passionne pour les cataclysmes à condition qu’ils se produisent à distance, et le secteur médiatique est loin d’être insensible à la loi du marché. On raconte l’histoire, peut-être fabriquée, d’un homme qui lança un service télégraphique ne transmettant que de bonnes nouvelles et se ruina aussitôt.
On peut se demander si ce sont les consommateurs ou les responsables des médias qui exigent la rapidité de la diffusion de l’information. Il est certain, cependant, que tout groupe constamment pris de vitesse par la concurrence perdra rapidement sa part de marché. Les fautes que l’on reproche aux médias peuvent presque toutes être attribuées à la précipitation.
La différence entre les faits et la vérité
Les possibilités d’erreurs sont phénoménales pour les reportages préparés hâtivement, ce qui explique que les agences de presse et les journaux s’astreignent à publier des rétractations lorsque l’inévitable se produit. La précipitation entraîne la superficialité. D’importants détails risquent d’être négligés ou incompris.
Même si les délais de rédaction sont réalistes, le danger de déformer est toujours présent. Alors que la complexité de la vie ne cesse de s’accroître, les faits saillants se perdent dans le « brassage » de toutes les considérations qui entrent en jeu. Les journalistes sont influencés par leur perception des faits. Or, « l’observateur fait partie de ce qu’il observe », remarque justement P.W. Bridgman, philosophe. Ils ont pour outils les mots et les mots sont fuyants. Sans le vouloir, ils communiquent au public leurs préjugés par le simple choix de leurs mots.
Les reporters, contrairement aux journalistes d’opinion, s’efforcent traditionnellement de n’entacher leurs reportages d’aucun sentiment personnel. Mais l’objectivité est tendue de pièges. Il existe une différence entre les faits et la vérité. Les paroles d’une personne impliquée dans une affaire sont un fait mais elles peuvent être mensongères. Pourtant, elles seront rapportées avec objectivité dans l’absence de toute preuve contraire.
L’école du « nouveau journalisme », qui prit naissance dans les années 60, soutint que la véritable objectivité était une impossibilité psychologique et devait par conséquent être oubliée. Elle était, prétendait ce mouvement, l’excuse tendue aux médias établis pour appuyer le statu quo alors que, au nom de la justice, des réformes s’imposaient.
Bien que pratiqué sous la bannière de la démocratie, le reportage subjectif s’avéra être singulièrement antidémocratique, ce qui explique sans doute qu’il soit décrié par la majorité des journalistes. Ses partisans se sentaient libres de rejeter un précepte fondamental, à savoir la dualité des points de vue.
L’aberrant, un dixième des événements, constitue les nouvelles
Pire, libéré des rênes de l’objectivité, la distinction entre l’interprétation personnelle des faits et la fiction pure devint floue. Il fut difficile, pour certains, de rejeter la tentation de fabriquer de toutes pièces leurs articles, ce qui ne fit que renforcer la méfiance innée du public. En fait, les cas de falsification sont extrêmement rares. La grande majorité des journalistes s’efforcent en toute conscience de respecter les faits qui, dans l’ensemble, sont rapportés fidèlement.
Ceux qui dénoncent les péchés de la presse ne font pas la différence entre le reportage et les commentaires. Les médias aident parfois à cette confusion en mêlant ces deux disciplines, offrant le « reportage interprétatif », et en n’établissant pas distinctement la ligne qui sépare les faits vérifiables des supputations de l’auteur.
Ceux qui s’en prennent aux médias s’adonnent à un sport millénaire, l’assassinat du messager. Ils réprouvent la liste sans fin des maux et des horreurs que présentent les journalistes, « la dépravation, la bassesse, l’hypocrisie, la cruauté » qui, selon Mark Twain, sont les nourritures terrestres de la presse du matin. Quoi de plus naturel que de chercher un bouc émissaire pour toutes les peines qui nous accablent ? Nous blâmons donc les journalistes de donner du monde une image noire et infidèle.
Ces attaques visent surtout les reporters d’enquête qui ne se contentent pas d’attendre que les nouvelles viennent à eux mais vont au-devant d’elles. Le public, curieusement, semble éprouver plus de sympathie pour les fauteurs de trouble que pour les journalistes qui les ont exposés. « Et voici qu’ils recommencent encore », entend-on dire. « Ne peuvent-ils donc pas laisser en paix le chat qui dort ? N’a-t-on pas assez d’ennuis comme ça ? »
On oublie que sans les médias, notre société ne serait pas ce qu’elle est. La peur d’être exposé est un moteur puissant qui incite à la vertu. Sans aucun doute, des abus se produisent et c’est pourquoi existent aujourd’hui, dans de nombreuses firmes de l’Amérique du Nord, des conseils de presse chargés de s’assurer que, emportés par leur passion de justice, les médias ne commettent pas eux-mêmes d’injustice.
La plainte la plus couramment formulée contre eux est qu’ils « perdent le sens des proportions », ce qui est, dans l’absolu, tout à fait exact. La masse des mauvaises nouvelles nationales ou internationales communiquées n’est qu’une infime portion des « bonnes nouvelles » jamais mentionnées. À n’importe quel moment, les neuf dixièmes des affaires humaines se déroulent paisiblement. Les gros titres portent sur l’aberrant, soit le dixième restant.
Walter Lippman a déclaré que le devoir des reporters était de brosser le tableau des réalités sur lesquelles les êtres puissent agir. Or, les nouvelles sont impuissantes à traduire la réalité dans sa totalité. Malgré cette incapacité, elles fournissent des raisons d’agir pour bâtir un monde meilleur. Il arrive que nous préférerions ne rien savoir de la stupidité et de la cruauté qui sévissent dans le monde, mais en les ignorant nous ne pourrions y remédier. Les nouvelles sont les maux nécessaires à la progression de notre civilisation. On pourrait même aller jusqu’à dire que la civilisation ne peut exister sans nouvelles.