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Respecter la bienséance signifie agir en accord avec les us et coutumes. C’est une règle de conduite que nous observons plus souvent que nous ne le pensons. Les convenances sont utiles. Elles indiquent ce qui est important, font régner l’ordre et la dignité. Elles peuvent même, de temps à autre, être une source de plaisir…

Un soir de concert, dans une ville canadienne, une foule disparate se presse dans le hall. Les étoles de vison y côtoient les jeans les plus ordinaires. Pourtant, lorsque l’orchestre symphonique entre en scène, les musiciens sont en tenue de gala, les hommes en smoking et les femmes en robe du soir noire. Lorsque le chef d’orchestre s’approche du podium, il est en habit.

Cette scène illustre de façon intéressante l’évolution des règles de la bienséance. Il fut un temps où la plupart des spectateurs eux-mêmes auraient porté une tenue de soirée. Les contraintes sociales s’étant peu à peu relâchées au cours des années, la coutume qui voulait qu’on s’habille pour assister à un concert fut pratiquement abandonnée. Les concerts, aujourd’hui, ne sont plus réservés à une élite, et les vêtements de soirée sont trop coûteux pour l’amateur de musique moyen.

Par contre, la manière dont est habillé l’orchestre importe. Il y a quelques années, en Angleterre, on eut l’idée de demander à des musiciens de se produire en tenue de ville ; effet surprenant, le public en fut contrarié et estima que la qualité de la prestation en était affectée, que la coordination des instruments, notamment, en souffrait. Une nouvelle règle vit donc le jour : les membres d’un orchestre, quand ils donnent un concert, observent les bienséances en matière vestimentaire, mais non le public qui va les écouter.

Depuis de nombreuses années, les êtres humains tentent d’établir des frontières entre ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas, rejetant ou conservant certaines coutumes. Cette tendance est particulièrement évidente au Canada, pays où la société est relativement ouverte et où l’inclination populaire a toujours été de se libérer des tracasseries d’un formalisme inutile.

Cette attitude s’inscrit dans les traditions d’une nation jeune dont les membres proviennent généralement de pays où la notion de classes sociales était très forte. La bienséance, pendant des siècles, a été l’instrument dont se sont servies les classes privilégiées pour maintenir à sa place le reste de la population, c’est-à-dire lui refuser tout accès aux sources de la richesse et du pouvoir.

Un certain formalisme a toutefois persisté au Canada jusqu’au milieu des années 60, époque à laquelle la révolution des jeunes Américains franchit nos frontières. La majorité des habitants de l’Amérique du Nord n’ayant pas 30 ans, il était tout à fait naturel que les vieilles idées soient contestées, y compris celle de la bienséance.

« Nous assistons aujourd’hui à une révolte contre les conventions, contre tout ce qui est formel, » écrivit un anthropologue social américain au début des années 70. Cette rébellion contre le formalisme, qui se définit comme étant un « attachement excessif aux formes, aux laçons extérieures », était, en soi, un mouvement des plus sains.

Le formalisme est antidémocratique, ses adeptes se servant des subtilités de l’étiquette pour afficher leur supériorité sur ceux qui n’ont pas bénéficié des mêmes avantages. Il produit une mentalité peu attrayante. Même Mme Amy Vanderbilt, autorité sur les bonnes manières et personne très cultivée, avoue que « les personnes les plus rudes et les plus grossières qu’elle ait jamais connues étaient aussi, sur un plan purement technique, les plus correctes. »

Se révolter contre le formalisme est en soi une bonne chose, se révolter contre « les formes elles-mêmes » a des ramifications tout autres. Prises dans un contexte social, « les formes » signifient une « manière d’agir selon les règles convenues. » De nos jours, « y mettre les formes » peut paraître suranné, voire ridicule, et évoque aussitôt l’image d’un colonel de l’armée britannique de l’ère victorienne déclarant avec raideur : « Parler des dames dans le mess est contraire aux bonnes manières. » En réalité, les manières, bonnes ou mauvaises, caractérisent les moindres faits et gestes de chacun, que ce soit dans les rues, chez soi, dans les magasins et dans les bureaux ; pour nos contemporains, elles sont à la base des relations humaines.

L’observation des coutumes et des règles tacites est ce qui permet aux êtres humains de vivre en groupe. Ce que Laurence Sterne appelle « les charmantes petites attentions de l’existence » relèvent essentiellement des formes.

Si nous nous effaçons pour permettre à un autre de franchir une porte et envoyons des fleurs à un malade, nous agissons selon les convenances. Le rôle de la bienséance est de maintenir l’ordre dans la société ; c’est la « loi » des moeurs, plus puissante qu’aucune véritable loi qui ne peut, en aucun cas, obliger les êtres humains à se traiter avec civilité.

Il est indéniable que la contestation d’il y a 25 ans s’attaquait « aux formes elles-mêmes ». Né parmi les hippies, le mouvement gagna les protestataires politiques et les musiciens pop et se répandit dans toutes les couches de la société.

Les règles fondamentales de la bienséance exigent une certaine discipline de l’esprit, totalement étrangère à une génération qui voulait « se réaliser », se montrer à nu. Le mot d’ordre de l’époque était : « pourquoi ? » ; pourquoi se refréner, ne pas utiliser certains mots ? Pourquoi donner du « monsieur » ou du « madame » à quelqu’un ? Pourquoi se lever pour écouter l’hymne national ? Pourquoi dresser la table d’une certaine façon ?

Il n’est pas aisé de répondre à ces questions, car nombreux sont les usages qui semblent manquer de signification. À la question : « À quoi servent les bienséances qui sont si souvent vides de sens ? », August Hare, pasteur anglais du XIXe siècle, répondait : « À quoi servent les tonneaux qui, eux aussi, sont quelquefois vides de leur contenu ? »

La distance qui sépare les mots polis de tous les jours, les « s’il vous plaît » et les « merci », de l’idée que nous nous faisons de la bienséance, peut paraître importante. Ce mot est évocateur de femmes en robe du soir et d’hommes accoutrés comme des pies qui, pareils à des automates, évoluent dans des salles de bal étincelantes.

Pourtant, dans le domaine des vêtements, comme dans beaucoup d’autres, nous nous « conformons aux usages de la société » beaucoup plus que nous ne l’imaginons. Nous avons des vêtements spéciaux pour travailler, pour pratiquer divers sports, pour assister à divers événements sociaux, que ce soit un dîner ou un simple barbecue. L’homme d’affaires qui met un veston et une cravate pour se rendre à son bureau agit selon les convenances. La femme de carrière canadienne qui revêt un costume de jogging pour courir dans le parc et l’aristocrate européen qui se rend au champ de courses en veste à queue et en chapeau haut de forme posent un acte de même nature. La différence est d’ordre pécuniaire seulement.

Le cérémonial peut être d’un grand secours

En nous inclinant devant les usages, nous affirmons notre respect de la sensibilité des autres. Toutes les petites attentions sociales que nous observons, telles que l’envoi de cartes de voeux, le gâteau pour fêter l’anniversaire d’un enfant, témoignent de notre déférence à l’égard des sentiments d’autrui. Nous fournissons ainsi la preuve que nous ne sommes pas seulement préoccupés de nous-mêmes. Nous confirmons notre appartenance à la société.

Les rapports qui existent entre une société et ses membres sont ponctués de cérémonies qui sont généralement associées aux bienséances. La première, à laquelle assistent la plupart d’entre nous, est celle qui préside à notre naissance et qui a pour dessein de nous présenter à la société : ces rites, pratiqués par toutes les religions, nous introduisent dans un cercle social qui déborde le cadre de notre famille immédiate et proclament notre statut de membre de la société.

La bienséance débute donc au berceau et nous suit jusqu’au tombeau. Les obsèques mettent également l’accent sur la place de l’individu au sein d’une société. Ce rituel donne aux survivants un sens de continuité – la vie ne s’arrête pas pour autant – à un moment où leur existence est brutalement bouleversée. La solennité mesurée du service donne de l’importance à l’événement, lui confère ce que Marc Aurèle appelait « dignité et perspective », en soulignant le caractère unique de la vie humaine qui vient d’achever son voyage sur la terre.

Les convenances inspirent du respect pour les choses qui le méritent

Nous sommes ainsi amenés à reconnaître le but premier de la bienséance qui est de revêtir d’un caractère solennel les événements marquants de l’existence. Telle est la cérémonie du mariage qui, elle aussi, souligne notre appartenance à la société. Que les invités soient nombreux ou non, la présence de témoins officiels est indispensable, gage de l’importance sociale du mariage qui concerne le groupe et non pas seulement les deux individus qui s’unissent. La gravité de la cérémonie confirme celle de l’acte par lequel deux vies sont liées.

Le respect que la loi professe pour les formes est dicté par la nécessité. Quel autre moyen permettrait d’éviter le chaos qui ne manquerait pas de s’installer si, au cours d’un procès, chaque partie agissait selon sa propre interprétation des lois ? C’est dans un tel contexte que le souci du décorum justifie pleinement sa raison d’être. L’étiquette stricte qui est observée par les tribunaux assure que l’autorité de la loi est traitée avec déférence par notre système judiciaire. Le concept de l’« outrage à magistrat » relève du domaine philosophique. C’est l’instrument qui assure que les principes de l’état de droit qui prévaut dans notre société sont respectés.

Il en est de même du protocole observé par le Parlement et les autres corps législatifs. Le Parlement symbolise nos idéaux démocratiques. Le rituel ancien qui accompagne le déroulement de ses sessions proclame la permanence de ces idéaux dont l’application garantit les droits et les libertés qui nous sont chers. Le cérémonial parlementaire est preuve que la valeur de l’institution elle-même est nettement supérieure à celle des membres qui la composent et, par cela même, inspire à ces derniers une certaine déférence.

Du point de vue pratique, la bienséance aide à maintenir l’ordre dans les chambres parlementaires. Les traditions, qui obligent les membres à s’adresser au président et leur interdisent de s’interpeller directement, empêchent que les débats ne se transforment en querelles. La bienséance parlementaire est plus que l’ensemble des règlements qui régissent d’ordinaire les activités compétitives. C’est une règle de conduite qui dicte un comportement civilisé à un corps qui symbolise un régime politique civilisé.

L’autorité exercée par le président pour imposer une atmosphère courtoise fait régner la discipline. Cet aspect de la bienséance est particulièrement évident dans les forces armées, corps formaliste s’il en est, qui, en réglant dans leurs moindres détails les formes des exercices, la manière de s’habiller, de se saluer, de s’adresser par son grade, etc., exige une obéissance absolue. Il ne pourrait guère en être autrement dans une organisation où perdre la vie fait partie des risques du métier. Les exercices apparemment absurdes qui rebutent les nouvelles recrues visent à leur faire comprendre que nul n’est libre d’agir à sa guise quand les intérêts vitaux des autres sont en jeu.

Exiger des militaires, ou des membres d’un orchestre, qu’ils portent l’uniforme traduit le sentiment qu’en laissant des individus libres de s’habiller à leur façon, on les encouragerait à agir à titre individuel. L’uniformité vestimentaire engendre l’uniformité d’action essentielle à toute intervention militaire.

Les règles de convenance qui abondent dans l’armée servent à bâtir et à raffermir le moral des troupes qui, selon le général George C. Marshall, « assure la victoire ». Maintenir le moral est d’ailleurs tout aussi important en temps de paix, époque où la discipline a tendance à se relâcher. Les insignes et les décorations, les uniformes de cérémonie, les défilés au son des fanfares, n’ont qu’un seul dessein, rendre des hommes et des femmes fiers de leur unité, donc de leurs camarades. Sans cette fierté qui en est l’âme, le moral des troupes ne pourrait être soutenu.

Les actes cérémonieux, pour les civils comme pour les militaires, sont l’expression de l’estime que l’on se porte. Les êtres humains éprouvent un certain contentement à se montrer sous leur meilleur jour. Les cérémonies qui ponctuent l’obtention des diplômes, les bals scolaires, les mariages et autres événements sociaux, remplissent les familles de fierté. C’est à ces occasions que les parents et les enfants s’avoueront mutuellement : « Je suis fier de toi. » Or, il est évident que cette fierté dérive en partie de leur élégance et du raffinement de leurs manières.

Se montrer sous le meilleur jour possible permet d’évoluer dans un monde meilleur

Bien que réticents à l’admettre tout haut, la plupart des êtres humains se réjouissent d’évoluer dans un cadre qui se situe hors de leur quotidien. Ils éprouvent un frisson de bonheur à être entourés de complets impeccables, de robes splendides, ornées de riches bouquets de fleurs et de tout l’éclat qui est de rigueur pendant les fêtes traditionnelles. Notre nature nous porte à adorer les spectacles. Pensez à la multitude des téléspectateurs qui, le regard collé à leur téléviseur, n’auraient, pour rien au monde, voulu manquer le mariage royal célébré en grande pompe dernièrement en Angleterre ou les fêtes données aux États-Unis en l’honneur de la Statue de la Liberté.

C’est à l’époque de Noël qu’en Amérique du Nord ce goût du spectacle s’exprime le plus librement. Les maisons, les bureaux sont alors décorés de lumières multicolores ; l’air résonne des chants particuliers à cette époque. En fait, Noël est caractérisé par un strict respect des convenances, ce dont nous ne sommes souvent pas conscients.

Comme nous le rabâchent, jusqu’à l’écoeurement, la télévision et la radio, Noël est « spécial ». Or, la raison d’être de la bienséance n’est-elle pas justement de distinguer le spécial de l’ordinaire ? Forcés en quelque sorte d’observer les règles sociales pendant les fêtes, nous reléguons nos activités professionnelles au second plan et, l’espace d’un bref moment, sommes dans l’obligation (douce pour la plupart d’entre nous) de nous distraire.

Un tel abandon aux traditions nous permet de goûter, pour un temps, aux côtés luxueux de l’existence. Le raffinement de notre mise et de nos manières nous incite à nous montrer sous notre jour le meilleur et à évoluer dans un monde meilleur où un faste inhabituel s’accompagne de charmantes attentions.

La bienséance, à bien des égards, nous est d’un grand secours. Elle fait régner l’ordre, la dignité, la grâce et la joie dans un monde souvent trop pragmatique. Elle représente l’un des meilleurs moyens de témoigner du respect aux personnes et aux institutions qui le méritent, et par là de se respecter soi-même.

Au Canada, nous sommes parvenus, en deux générations, à oublier certaines convenances qui, de nos jours (et probablement de tout temps), n’avaient pas lieu d’être. Prenons, par exemple, les formes rigides qui présidaient à la rédaction des lettres d’affaires ; les termes prescrits étaient si compassés qu’ils en devenaient obscurs. Nous avons ridiculisé les snobs qui, en adhérant à de strictes conventions, croyaient affirmer leur soi-disant supériorité. Cette évolution est en accord total avec le fond de la rébellion contre le formalisme des dernières années.

Pourtant, il semblerait que le rejet excessif des convenances qui a caractérisé l’époque contemporaine n’était, comme toutes les modes, qu’une vogue passagère. Les hippies et les pseudo-hippies ont essayé de remplacer par leurs propres règles celles héritées des temps anciens. En fin de compte, personne n’y a prêté attention. Peut-être a-t-on réalisé tout simplement que si la bienséance n’existait pas, il faudrait l’inventer, et qu’il ne serait pas si facile de créer un instrument aussi rationnel que celui que nous possédons déjà.