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Personne ne peut échapper à la mort, et pourtant on n’en parle encore qu’à voix basse. Depuis peu, les choses de la mort émergent lentement de la brume des sujets tabous. C’est heureux, car cela permet aux gens de réfléchir à leur condition de mortels. En apprenant à mourir, nous apprendrons aussi à vivre…

La seule certitude absolue dans la vie est qu’elle doit finir. La mort est le destin commun de tous les humains. Bien qu’inéluctable et universelle, il est remarquablement rare que l’on aborde cette réalité dominante de la nature.

Lorsque nous nous permettons d’en parler, c’est ordinairement en termes euphémiques (s’éteindre, passer) ou avec une désinvolture qui provoque des rires nerveux. À notre époque de franchise implacable, la mort reste un des actes naturels qui sont encore noyés dans l’ombre des choses taboues.

Ce n’est pas que le phénomène soit peu connu. Qui n’a pas eu à déplorer, dès sa prime jeunesse, la mort d’un parent ou d’un ami ? Nos deuils nous confrontent avec le fait réel qu’une vie qui a été liée à la notre n’est plus. Mais notre fin inexorable à nous, nous essayons d’y penser et d’en parler le moins possible, sauf si elle est nettement imminente.

Notre réticence au sujet de la mort témoigne de notre refus d’accepter la plus évidente de toutes les réalités. Cette attitude est irrationnelle certes, mais assez compréhensible. Nous nous détournons de la mort parce qu’elle nous fait peur. Parce que nous l’associons aux sensations les plus horribles que nous connaissions : effusion de sang, pleurs, maladie, impuissance, douleur.

Notre crainte de la mort s’accompagne de la crainte de l’inconnu. La foi religieuse joue ici un rôle important. La mort paraît moins terrifiante à celui qui a la certitude d’une autre vie qu’à celui qui n’y croit pas.

Mais parmi les croyants, peu vivent assez continûment sans pécher pour avoir l’assurance d’échapper à la justice divine en cas de mort subite. Les incroyants, qui considèrent la mort comme un anéantissement total, éprouveront peut-être un affreux sentiment de fatalité à la pensée qu’à tout moment la porte peut à jamais se refermer en claquant sur leur existence.

La symbolique de la mort ne contribue en rien à rendre notre comportement plus raisonnable. Le seul fait d’y penser n’évoque-t-il pas squelettes grimaçants et cimetières hantés enveloppés de brume ? La mort, et la terreur qu’elle nous inspire, est au centre des romans d’aventure, des histoires de revenants et des films d’épouvante. Les frissons que ces oeuvres nous font passer dans le dos émanent de l’ambiance de superstition où baigne encore maintenant le sujet.

Une des manifestations de cette superstition est notre persistance à condamner la mort comme un mal. Elle n’est tout au plus que le résultat d’actes mauvais de violence ou de destruction ; le résultat, notons-le, et non la cause. Mais nous tenons la mort en général comme une chose mauvaise parce que nous considérons la vie comme une chose bonne, comme un don précieux à défendre. La mort est donc l’ennemi à combattre, notamment en n’en parlant pas.

Le Dr Lewis Thomas, du Memorial Sloan-Kettering Cancer Institute, de New York, estime que pour les Nord-Américains d’aujourd’hui la mort est synonyme d’échec. À l’heure actuelle, la plupart des gens meurent en état de diminution physique (la durée moyenne de vie au Canada dépasse 70 ans), ce qui est fort loin des belles et florissantes images du succès dont nous abreuvent la télévision, le cinéma et les magazines. S’éloigner avec l’âge de l’idéal auréolé de jeunesse de la réussite, c’est dans le subconscient des masses échouer par étapes. L’échec final, c’est la mort.

Selon ce médecin, nous avons « perdu notre respect » de la mort. « Nous en sommes venus à en avoir honte ; nous essayons de nous y dérober et de nous en cacher. » La honte de la mort n’est pas nouvelle. « C’est le déshonneur et l’ignominie suprêmes de notre nature, écrit un médecin du XVIIe siècle ; elle peut si bien nous défigurer que nos amis les plus chers, notre femme et nos enfants ont peur et tressaillent en nous voyant. » Ce qui est nouveau, c’est de la cacher et de nous en cacher. Dans les années 1600, la mort n’avait rien d’antisocial. C’était un événement courant et très fréquent, qui advenait à la vue de tous.

La dissimulation de la mort nous aide à ne pas y penser

Il n’y a encore que trois ou quatre générations, chacun mourait d’ordinaire à la maison, entouré de sa famille. Les enfants voyaient de leurs yeux se réaliser la parole biblique « un temps pour naître, et un temps pour mourir ». Il y avait aussi ceux qui mouraient prématurément : les maladies infectieuses, impossibles à maîtriser avant les antibiotiques, emportaient des personnes de tout âge. Les enfants qui voyaient un frère, une soeur, un cousin « enlevé par la fièvre » acquéraient en grandissant une saine conscience de leur propre sujétion à la mort.

Maintenant que la majorité des gens meurent à l’hôpital ou dans les nursing homes, la mort est devenue un phénomène lointain et hospitalier. Elle est loin des yeux, et cela renforce notre inclination à la tenir loin de notre esprit.

« La mort est une affaire bien triste et morne, fait dire Somerset Maugham à l’un de ses personnages, et, si vous voulez mon conseil, ne vous en mêlez pas. » Pour la première fois dans l’histoire, nous sommes désormais en mesure jusqu’à un certain point de suivre ce séduisant conseil.

À moins de guerre ou quelque autre calamité, la plupart des gens jeunes et bien portants peuvent n’avoir rien à voir avec la mort et s’en tirer. Leur propre mort est une éventualité quasi inconcevable. D’après leur position dans l’échelle du temps, l’âge moyen de la mort est encore fort éloigné.

Mais à mesure que nos chances de survie diminuent, c’est folie de vouloir échapper à l’atteinte de la mortalité. Passé l’âge de 35 ans, comme l’écrit Montaigne, « il faut être toujours botté et prêt à partir ».

Vivre de façon à pouvoir partir sans reproche

En pratique, cela signifie disposer d’une assurance-vie suffisante, avoir préparé sa succession, fait un testament approprié et facile à retrouver. Cela veut dire aussi avoir pris ou prescrit les dispositions nécessaires concernant les obsèques et le choix de la sépulture. Beaucoup achètent d’avance leur cercueil et une concession au cimetière. D’autres optent pour l’incinération ou font don de leurs restes à la science médicale.

Ces mesures pratiques ne représentent qu’une partie de notre préparation au seul événement dont nous sommes absolument certains. Elles assurent la tranquillité d’esprit des survivants, mais ce n’est qu’en libérant sa conscience que l’on peut trouver la paix de l’âme qui permet à chacun d’affronter sa mort avec sénérité.

À travers les âges, aucune exhortation ne s’est révélée plus salutaire que celle formulée par Sophocle il y a 2,600 ans : « Que tout homme, dans sa fragilité humaine, songe à son dernier jour et que nul ne se prévale de son bonheur avant de voir la vie, à sa mort, comme un souvenir sans douleur. »

C’est là en quelque sorte une invitation à vivre continuellement de manière que les seuls sentiments douloureux qu’on laissera après soi soient des sentiments d’affliction, dont on a dit qu’ils sont le prix à payer pour avoir aimé quelqu’un qui meurt avant nous. Si les gens se conduisaient de cette façon, leur vie serait beaucoup plus féconde.

Le dicton qui nous conseille de vivre chaque jour comme si c’était le dernier passe souvent pour un encouragement à la sensualité. Mais s’il s’agissait vraiment du dernier, le gaspillerions-nous ? Ou en profiterions-nous, au meilleur sens du terme, pour rattraper le temps perdu ? Ne l’emploierions-nous pas pour chercher la paix de l’esprit, pour guérir de vieilles blessures, pour rétablir des communications ? Grâce à cette dernière chance, n’essaierions-nous pas de quitter ce monde aussi irréprochables que possible ?

Le pape Jean XXIII disait que n’importe quel jour est un bon jour pour mourir. Il parlait manifestement en homme dont les affaires spirituelles et morales sont en règle. Pouvoir envisager chaque jour avec une telle confiance serait pour la plupart d’entre nous un grand soulagement, que la mort nous frappe demain ou dans 40 ans.

Pourtant, la nature humaine étant ce qu’elle est, peu d’entre nous se contenteraient d’un avis d’un jour, encore moins de dernière minute. Il serait plus réaliste pour nous de dire que toute année serait une bonne année pour mourir.

Des malades condamnés et informés qu’ils n’en avaient plus pour longtemps à vivre ont affirmé qu’il n’était pas aussi difficile de se préparer qu’ils s’y attendaient. Une des consolations pour les mourants de savoir que leur dernière heure approche est qu’ils ont ainsi le temps de mettre ordre à leurs affaires et de voir leur famille. « Je ne veux pas mourir rapidement, disait un médecin canadien, trop de choses n’auraient pas été dites. »

L’indicible processus de la composition avec la mort

Un leucémique note dans son journal le contraste entre le sentiment de désespoir qui le saisit lorsqu’on lui apprit qu’il allait mourir et les sentiments qu’il éprouva beaucoup plus tard, un soir qu’il se sentit si mal qu’il crut sa fin venue.

La différence, dit-il, était l’aboutissement d’un « processus étrange, inconscient et indescriptible… le processus d’adaptation par lequel on compose avec la mort. Un mourant a besoin de la mort comme celui qui a envie de dormir a besoin du sommeil, et il vient un temps où il est mal, autant qu’inutile, de résister. »

Une observation courante chez les personnes qui relatent leurs impressions de malades mortellement atteints est que la proximité de la mort renforce leur appréciation de la vie. On a vu, par exemple, de grands malades se précipiter dehors pour sentir encore une fois la pluie ou la neige leur caresser le visage et goûter cette sensation comme s’ils ne l’avaient jamais connue auparavant.

Une Montréalaise, longtemps conseillère auprès des cancéreux incurables avant de découvrir qu’elle souffrait elle-même de ce mal, remarque que l’antique attitude de répugnance envers la mort se retrouve même chez ses collègues, pourtant habituées à fréquenter les mourants. « Pour plusieurs, écrit-elle, mon rôle changeait ; une collègue était maintenant une patiente, et parfois je discernais un certain embarras. Cela s’est produit graduellement, à mesure que ma maladie se propageait et que l’on réalisait qu’il convenait de me considérer comme « mourante ». Et, comme le « cancer », cette étiquette de « mourant », suscite une vive réaction, même au sein d’une équipe soignante de professionnelles. On a l’impression d’être mise de côté. »

Les témoignages de ce genre – par des personnes sachant ce que c’est de mourir – ont largement contribué depuis peu à élargir les horizons du public concernant la mort. Même si l’on montre encore quelque répugnance à aborder le sujet en toute franchise, la mort est en train de percer le mur de silence gênant qui l’a dissimulée pendant si longtemps.

Il est généralement admis maintenant que plus la société regardera la mort avec franchise, mieux nous comprendrons les besoins émotifs des mourants et de leurs familles. Le psychiatre Elisabeth Kübler-Ross a été l’une des premières à promouvoir cette compréhension. En 1966, elle a interrogé, à Chicago, plus de 200 patients incurables, qui ont exprimé en toute liberté ce qu’ils ressentaient au seuil de la mort.

Parmi les malades interrogés, le Dr Kübler-Ross a constaté que peu avaient été avertis qu’ils allaient bientôt mourir et que la moitié environ n’étaient pas au courant de la gravité de leur cas. Elle conclut que c’est une grosse erreur de laisser les gens dans l’ignorance de leur état. Cela les prive de la possibilité de mobiliser leur force morale.

Cette force est, semble-t-il, souvent sous-estimée. J’ai vu, dit le Dr Kübler-Ross, des personnes jugées faibles et lâches durant leur vie réussir admirablement leur fin. Elles se sont montrées fortes, dignes et paisiblement résignées devant la mort, plus fières et résignées qu’elles ne l’avaient jamais été de leur vivant. »

La résignation ou l’acceptation est la dernière des cinq attitudes successives devant la mort que distingue le Dr Kübler Ross. Celles-ci sont grosso modo le refus (« non, pas moi »), la colère (« pourquoi moi ? »), le marchandage (« donnez-moi encore un an »), l’abattement (« oui, c’est moi ») et l’acceptation (« oui, me voici, je suis prêt »).

À ces sentiments se mêlent des espoirs sujets à changer. Chez le mourant, l’espoir ne meurt pas ; il varie avec le temps. Ainsi, le malade à l’article de la mort passera de l’espoir de guérir à l’espoir d’une délivrance paisible et sans douleur. L’espoir tend aussi à se porter du sujet sur les autres. Souvent le malade rend son dernier soupir avec de grands espoirs que ses enfants ou ses petits-enfants réussiront dans la vie.

Plus nous en parlerons, plus vite les mythes disparaîtront

La connaissance du processus psychologique de la mort se retrouve à la base de la philosophie du mouvement des hospices, créé en Grande-Bretagne. Il consiste à encourager les malades incurables des hospices à demeurer au foyer et à mener une vie aussi normale que possible tant qu’ils le peuvent. À domicile comme à l’hospice, on administre des médicaments aux patients pour leur permettre de garder « un pas d’avance sur la douleur ».

Le Service des soins palliatifs de l’hôpital Royal Victoria, à Montréal, applique les principes des hospices en milieu hospitalier. Ses méthodes ont été largement adoptées au Canada et aux États-Unis. S’il sépare les moribonds des autres patients dans l’hôpital, le Service ne les isole pas de leurs familles, qui sont libres de rester à leur chevet le jour ou la nuit. Les animaux familiers y sont admis. Ce centre offre aussi des soins à domicile et de l’assistance après le deuil. Des bénévoles aident à réconforter les mourants, ce qui fait des soins palliatifs un service communautaire.

Les programmes de ce genre, conçus pour aider les gens à affronter la mort avec un minimum de crainte et de souffrances, battent en brèche certaines attitudes traditionnelles de la profession médicale. Les médecins ont pour devoir de conserver la vie. Avec les médicaments et les techniques perfectionnés à leur disposition aujourd’hui, ils peuvent maintenir les malades en vie plus longtemps que jamais auparavant.

Combien longtemps convient-il de prolonger la vie ? C’est actuellement une question controversée. On a prétendu que le médecin devait suspendre ou arrêter le traitement dans les cas où il n’y a aucun espoir de guérison. Certains ont pris sur eux d’imposer les modalités de leur mort par des « testaments applicables de leur vivant », où ils ordonnent aux médecins de ne pas les traiter si le traitement ne sert qu’à prolonger leur agonie. Ces testaments sont reconnus par les lois sur le « droit à la mort » adoptées dans divers États américains.

Selon le Dr Arnold Relman, rédacteur du New England Medical Journal, les lois sur le droit à la mort évoquent inévitablement le spectre de l’euthanasie. Ces lois, en effet, favorisent généralement l’euthanasie passive, qui consiste à laisser les gens mourir librement. Ses détracteurs soutiennent que de là à l’euthanasie active – la mort par compassion – il n’y a qu’un pas. Passive ou active, l’euthanasie soulève la même question que la peine capitale : Et s’il y a erreur ?

La question de l’euthanasie fera l’objet de plus amples discussions à mesure que le public accordera plus d’attention à la mort et au décès. Maintenant que les gens se sentent plus libres qu’auparavant de parler de la mort, il est possible d’en étudier plus utilement les aspects pratiques, médicaux et moraux.

Plus on en parlera, plus tôt disparaîtront les mythes vainement terrifiants et les idées fausses qui obscurcissent ce dernier acte de la vie. Il ne peut être que salutaire pour la société tout entière de ventiler la question, ne serait-ce que pour inculquer aux gens une conscience accrue de leur incessante vulnérabilité et les encourager à agir en conséquence. La terre serait un monde meilleur si les humains en venaient à vivre comme s’ils étaient sur le point de mourir.