Aujourd’hui, les citadins recherchent en plus grand nombre que jamais la vie en plein air. Mais beaucoup ne sont pas préparés à découvrir les merveilles de la nature. La connaissance du monde naturel est une source inépuisable d’intérêt et de plaisir. Elle peut aussi être un rempart contre la menace de destruction de l’humanité…
Dans les Mammifères du Canada, publication officielle du gouvernement canadien sur cette question, une page est intitulée « Primates ». Des singes au Canada ? Non, mais une famille de l’ordre des primates habite effectivement notre pays : les hominidés ou hommes. L’auteur de l’ouvrage, A. W. F. Banfield, nous dit que tous les primates exigent des soins maternels prolongés, qu’ils sont grégaires, éminemment dotés de voix et omnivores. L’homme, ajoute-t-il, se distingue de ses congénères à fourrure par sa « grande dextérité manuelle et un mode très perfectionné de communication, grâce au langage articulé et à la raison ».
Cette manière de situer l’espèce humaine dans le monde offre une intéressante perspective : celle qu’elle ne représente qu’un type d’être vivant parmi des myriades d’autres. Elle fournit aussi une base rationnelle au rôle des êtres humains soucieux de la sauvegarde d’un système d’entretien de la vie qui n’est pas à nous seuls. De toute évidence, le cadre de l’ouvrage ne permettait pas au mammalogiste d’entrer dans les détails des caractéristiques qui nous confèrent une place unique dans le plan universel des choses. Par exemple, l’utilisation par l’homme de la mécanique et de la chimie, qui explique son étonnante mobilité. Les humains peuvent transporter avec eux leur environnement partout où ils vont.
Cet environnement « portatif » permet à l’homme d’envahir l’habitat des autres créatures de la terre. Jusqu’ici dans l’histoire, ces invasions ont été destructrices pour les autres êtres vivants. Il y a un siècle, par exemple, d’immenses troupeaux de bisons erraient encore dans les plaines du Canada. Sans exterminer entièrement d’autres espèces, l’homme a ravagé leur milieu. Le saumon remontait autrefois la Seine, le Rhin, la Tamise et l’Hudson. Il y avait jadis des dindons sauvages et des couguars dans le sud de l’Ontario. Le puissant batailleur des forêts, le glouton, vivait anciennement dans tout le Canada, sauf Terre-Neuve et une partie des provinces Maritimes.
Dans son assaut incessant pour accroître son espace de vie et son obsession par ce qui lui paraît son bien-être, l’homme a évincé tous ces animaux et bien d’autres des refuges que la nature leur avait aménagés. Les humains n’ont guère pensé à la possibilité de partager la terre. Ils la voulaient tout entière et ils l’ont eue ; mais en la prenant, ils se sont créé des zones dévastées. Dans les villes ont surgi des « jungles de béton » plus dangereuses encore pour la vie que celle des grands fauves.
Ces derniers temps, toutefois, l’invasion par l’homme du monde de la nature s’est faite plus pacifique. Dans un nombre croissant de parcs nationaux et d’autres réserves analogues, le reste de la création se voit au moins offrir une part des richesses de la nature. Les interrelations de la vie humaine et des autres formes de vie sont enfin généralement reconnues. Nous avons fini par comprendre que nous ne pouvions continuer à détruire les conditions de vie du monde sauvage sans nuire en même temps à nos propres conditions de vie.
Les esprits tant soit peu éclairés savent maintenant que l’homme doit cesser d’être l’éléphant dans les porcelaines. Aussi le public attache-t-il de plus en plus d’importance aux conséquences de l’action de l’homme pour l’environnement. On note d’autre part une prise de conscience grandissante du profond besoin de la nature chez l’homme. En fin de compte, c’est peut-être de là que viendra notre salut à tous.
Parmi les facultés que l’espèce humaine est seule à posséder, il en est une qui s’appelle l’esprit. Le Larousse nous dit que c’est le principe de la vie de l’homme, de sa pensée et de son action ; l’âme. Qu’on lui donne le nom qu’on voudra, il est là ; et l’esprit humain a besoin de beauté et de tranquillité comme le corps humain a besoin d’eau et d’aliments. Les personnes privées de nourriture spirituelle sont sujettes à la détresse émotive et portées à chercher remède au sentiment de leur néant dans le bien-être illusoire de la drogue.
Ceux qui souffrent de sous-alimentation spirituelle sont habituellement des citadins. En Amérique du Nord, aujourd’hui, nous sommes le plus souvent contraints, pour des raisons économiques, de vivre dans les grandes agglomérations. Plus nous sommes serrés dans le milieu urbain, plus il nous est nécessaire d’avoir une ligne de communication avec la nature pour connaître la satisfaction d’être des hommes épanouis. Nous avons besoin d’air pur, plus encore pour notre âme que pour notre corps.
Il est encourageant de voir – en Amérique du Nord tout au moins – de plus en plus de citadins obéir à cette exigence de l’esprit. Chaque été, les routes se peuplent de voitures portant sur leurs toits tentes et canoës ou suivies de caravanes ou de remorques porte-bateau. On rencontre dans les lieux les plus écartés des jeunes cheminant sacs et bagages sur le dos. Ajoutons-y les très nombreux citadins qui ont des résidences secondaires ou des maisons de campagne et nous aurons une idée de l’ampleur du retour en masse à la nature. C’est peut-être là le phénomène social le plus réconfortant, physiquement et psychologiquement, que l’on ait observé depuis nombre d’années.
Pourtant, après avoir cherché la nature, beaucoup semblent un peu dépaysés quand ils la trouvent. Leur éducation ne leur a pas appris à goûter l’immense intérêt du monde où les plonge le plein air. Séparés de leur téléviseur et de leur ensemble stéréophonique (bien que certains amènent tout le bazar avec eux), ils tendent à trouver la vie au sein de la nature plutôt ennuyeuse. Ils verraient pourtant qu’elle ne l’est pas du tout, s’ils avaient soin d’apporter, pour les consulter, quelques petites brochures bon marché et faciles à trouver sur l’initiation au monde de la nature.
Nos garçonnets connaissent le nom des voitures, mais ignorent celui des arbres et des fleurs
Il n’est guère à l’honneur de l’ordre des priorités établi par notre société qu’un écolier puisse dire la marque de toutes les automobiles qui passent, mais ne soit capable d’identifier que les arbres et les fleurs sauvages les plus connus. La raison, c’est que de façon générale le système d’enseignement de l’Amérique du Nord est si confiné aux quatre murs des classes que les jeunes intelligences y suffoquent. Peu d’écoles savent profiter du grand livre de la nature pour enseigner les choses qui importent vraiment : les principes de la vie sur une planète menacée. Les enfants étudient les larves et les têtards dans des gobelets de carton, à l’intérieur des classes, au lieu d’étoffer leurs connaissances en examinant le milieu complexe où vivent en réalité ces êtres.
C’est malheureux, car l’enfant est normalement l’observateur le plus curieux de la nature. Tous les parents savent combien les petits enfants aiment apporter des chenilles, des sauterelles, des grenouilles à la maison. Mais ils encouragent rarement ce goût instinctif en initiant leurs enfants à la connaissance de la nature. Il arrive trop souvent que les aînés détournent l’intérêt des enfants pour le monde naturel par leur insistance sur la valeur des objets inanimés que procure l’argent.
« À vrai dire, écrit Emerson, peu d’adultes savent voir la nature. Le soleil ne fait qu’éclairer l’oeil de l’homme, mais il brille dans l’oeil et le coeur de l’enfant. » Il faudrait amener les enfants à explorer les nombreux mystères de la vie de la nature alors que leur curiosité est dans toute sa fraîcheur. L’enfant ainsi formé pourrait devenir l’amoureux idéal de la nature selon Emerson : « Celui dont les sens internes et externes sont vraiment adaptés les uns aux autres et qui a conservé l’esprit de l’enfance même à l’âge adulte. »
Nous touchons là assurément la raison fondamentale qui pousse des personnes de tout âge à apprendre à connaître la nature : garder leur jeunesse d’esprit en alimentant leur sens du merveilleux. Il y a partout autour de nous des choses étonnantes, pour peu que nous ouvrions les yeux. Ce qui est banalité pour un homme peut être un véritable miracle pour un autre. Dans son livre de 1939, Terre des hommes, Antoine de Saint-Exupéry raconte sa conversation avec des chefs bédouins de retour en Afrique du Nord après un voyage en France. Saint-Exupéry s’attendait à les voir remplis d’admiration pour les progrès de la civilisation qu’ils avaient vus. Mais, dit-il, ils témoignèrent d’une indifférence glaciale pour la tour Eiffel, les paquebots, les locomotives. Ce qu’ils trouvèrent admirable, ce n’est pas une locomotive, mais un arbre. À y bien penser, écrit l’auteur, un arbre possède une perfection que ne connaît pas une locomotive.
Les mystères de la nature, élément de ses attraits infinis
Habitants d’un pays offrant un accès facile à une riche diversité de décors naturels, les Canadiens spécialement ont tendance à considérer les merveilles de la nature comme normales. Ainsi, l’arbre le plus commun du bouclier canadien, l’épinette noire, est un prodige de résistance dans la lutte pour la survie dans les régions sauvages. Tout l’entourage de ce petit arbre semble concourir à son extinction. Les écureuils en coupent les cônes ; le coq de bruyère mange les graines qu’il répand ; la cladonie des rennes empêche celles qui restent de pénétrer dans le sol. Les grands vents ont souvent raison de ses racines peu profondes ; pourtant, il réussit à pousser sur le roc presque nu et à la lisière de la toundra. Là où il lui est impossible de se reproduire autrement, l’épinette noire transmet sa force vitale par ses branches inférieures. Lorsqu’un vieil arbre se renverse, ces branches poussent des racines dans la terre qui deviennent de nouveaux arbres.
Autre exemple, le porc-épic. Si bien connu soit-il, ce petit animal est vraiment intrigant. Rongeur typiquement tropical originaire de l’Amérique du Sud, il est parvenu d’une manière ou d’une autre à s’adapter à des conditions aussi septentrionales que la ligne de croissance des arbres dans l’Arctique. C’est peut-être son origine étrangère qui le rend si extraordinaire. Un porc-épic adulte porte jusqu’à 30,000 piquants, dont il se sert pour repousser ses ennemis. La douleur causée par ces piquants à l’animal qui s’y frotte l’oblige à battre en retraite, ce qui donne le temps au porc-épic de s’éloigner en se dandinant du danger.
Si invraisemblable que cela paraisse, le porc-épic peut causer la mort. Ses épines peuvent faire périr lentement le loup le plus fort ou le renard le plus rusé en le condamnant à mourir de faim faute de pouvoir manger ou en s’enfonçant jusque dans son cerveau. On dit qu’un seul animal au Canada est capable de tuer impunément un porc-épic. C’est le géant de la famille des belettes : la martre. Elle a l’instinct de renverser, d’un coup de patte, le porc-épic sur le dos et de l’attaquer par son point faible, le dessous du corps.
Pourquoi un seul animal a-t-il ce pouvoir, nul ne le sait… mais les mystères de cette sorte font partie des attraits infinis de la nature. Il est impossible à une personne intelligente de ne pas être stupéfiée par sa mystérieuse logique, qui dépasse de beaucoup l’entendement humain. Un vol d’oies sauvages est une leçon d’aérodynamique. Lorsque le guide de la formation en « V » change de direction dans les airs, chacun des oiseaux derrière lui en est prévenu grâce à la poussée ascensionnelle exercée par le battement d’aile de celui qui le précède. Être guide n’est pas facile ; c’est pourquoi on voit les oies se relayer de temps en temps à ce poste, comme par entente préalable. Tout se fait avec une telle douceur que les spectateurs s’arrêtent rarement pour réfléchir à la remarquable organisation que cela suppose.
La nature est pleine de secrets pour mieux intriguer les esprits curieux. Beaucoup d’animaux sont des spécialistes du camouflage. Ce beau papillon cuivré est peut-être un monarque d’Amérique (danaus plexippus), mais ce n’est pas sûr. La chenille de ce lépidoptère se nourrit des feuilles du laiteron. Le papillon qu’elle devient contient un poison sécrété par cette plante, qui tue ses assaillants, comme les oiseaux, les grenouilles et les chauves-souris. Ceux-ci savent qu’il faut éviter le monarque. C’est pourquoi des papillons non vénéneux, comme le nymphalidé (limenitis archippus) en prennent l’aspect pour effrayer leurs ennemis.
Dans le monde naturel, les choses diffèrent souvent des apparences. Si l’on voit deux écureuils se poursuivre dans les branches, on peut croire à un simple jeu de leur part. Mais il y a parfois une raison. Les écureuils, voleurs sur les bords, pillent les réserves de nourriture les uns des autres. Quand un écureuil en pourchasse un autre dans un arbre, il est fort possible que le poursuivant ait pris le poursuivi à cambrioler son garde-manger et qu’il voit rouge.
Les petites choses de la vie ont autant d’intérêt que les grandes
Dans la nature, les petites choses ont tout autant d’intérêt que les grandes. Une minuscule nymphe de libellule dans une flaque d’eau se gave au rythme d’un millier d’oufs d’insecte par heure. C’est un modèle de rapidité et d’efficacité, employant la propulsion par réaction pour foncer sur ses proies. La nymphe aspire l’eau par un orifice de la queue puis l’expulse pour s’élancer en avant. En même temps, elle déploie un organe articulé muni d’une pince à son extrémité, avec lequel elle saisit sa victime et l’engloutit.
À condition de survivre aux convoitises de ses nombreux ennemis, la nymphe se développera et deviendra le fléau des mouches et des moustiques. La demoiselle est une chasseresse magnifiquement pourvue : avec ses ailes doubles, elle fait, comme l’hélicoptère, du vol stationnaire et engouffre tous les petits insectes qui passent à sa portée. Son tube digestif rectiligne lui permet de manger une quantité formidable de mouches et moucherons.
L’homme ne peut agrandir sa place dans la création qu’à ses risques
La nature est donc rarement monotone pour qui apprend à la connaître. Durant 26 mois, entre 1845 et 1847, un homme du nom de Henry Thoreau vécut au bord d’un petit lac de la Nouvelle-Angleterre. C’était un esprit cultivé au sens classique du terme ; mais de l’Université Harvard, où il avait fait ses études, il disait qu’elle « enseignait toutes les branches, mais aucune des racines [du savoir]. » Sa véritable instruction, estimait-il, lui venait du temps qu’il avait passé, près du lac, à étudier la nature. « Je suis allé vivre dans les bois, explique-t-il, parce que je voulais vivre vraiment, m’en tenir aux choses essentielles de la vie, pour voir si je ne pouvais pas apprendre ce que la vie enseigne et ne pas découvrir, à ma mort, que je n’avais pas vécu. »
Il y apprit beaucoup de choses, qu’il a léguées à la postérité dans son chef-d’oeuvre, Walden ou la Vie dans les bois. Ce qui surprend au sujet du lac Walden, c’est qu’il ne se trouvait qu’à deux milles du centre de la petite ville de Concord, dans le Massachusetts. Thoreau ne ressentit pas le besoin de se retirer dans les lieux sauvages inexplorés pour découvrir les leçons de vie que la nature a à nous enseigner. À portée du son des cloches de l’église de Concord ne se trouvait rien de très exotique. Il puisait ses sujets de réflexion dans l’étude des moeurs des vers et des nèpes, des écureuils et des mésanges. Ses observations sur une bataille entre deux types de fourmis remplissent plusieurs pages de son livre.
Walden était le théâtre de Thoreau, son musée d’art, son école. Il tenait son intérêt toujours en éveil ; mais, s’il ne s’était pas appliqué à connaître ses voisins naturels, il aurait peut-être détesté l’endroit. S’il n’avait pas retourné les billes de bois qu’il trouvait sur son chemin pour voir ce qu’il y avait dessous ni su distinguer les oiseaux, il n’aurait jamais approfondi son intelligence de la condition humaine. C’est ainsi qu’il en vint à percer le grand secret de la vie sur la terre, savoir qu’elle est une et indivisible. Au milieu des années du XIXe siècle, il témoigna d’une conscience peu commune du fait que l’homme ne peut agrandir sa place dans la création qu’à ses risques.
À ce siècle en a maintenant succédé un autre où les violations de l’ordre naturel ont presque atteint le seuil de l’autodestruction. C’est aujourd’hui une question évidente de survie pour l’homme que d’apprendre à connaître les limites de son rôle dans le monde. Nous ne pouvons pas tous être des Thoreau ; mais il doit y avoir un peu de Thoreau en chacun de nous si nous voulons assurer la sécurité de la vie sur terre pour les générations à venir.