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La déraison est vieille comme le monde et brûlante d’actualité. Comment combattre ce sempiternel fléau ? En adoptant quelques règles qui reposent, pour l’essentiel, sur la prise de conscience que notre esprit nous joue parfois des tours pendables…

Lorsque nos contemporains commentent l’actualité, le thème qui apparaît en filigrane est celui de la déraison. Notons d’entrée de jeu que les nouvelles ne sont pas le reflet fidèle de la réalité quotidienne : ce ne sont pas les choses qui se passent ordinairement bien qui font les manchettes, mais celles qui tournent plus rarement mal. Les vraies nouvelles, c’est-à-dire les faits dont le public est friand, sont porteuses de catastrophes, de crises politiques et économiques, de crimes, de guerres et d’autres conflagrations. Plus souvent qu’autrement, la déraison se loge au coeur de ces événements sensationnels.

Autrefois, les observateurs de la société savaient reconnaître la déraison et évoquaient l’Histoire pour éviter la répétition des erreurs passées. De nos jours, l’intérêt des consommateurs pour l’actualité est tellement fugace que les communicateurs traitent l’information dans un contexte étroit comme si les faits qu’ils relatent étaient isolés. Les personnes dotées d’une perspective historique ne sont pas dupes : elles voient la déraison à l’oeuvre dans les événements, les phénomènes ou les incidents médiatisés. La déraison brille comme un feu rouge dans le brouillard médiatique.

Dans une société devenue quasiment amnésique à force d’aduler la nouveauté, la constance de la déraison dans la vie de tous les jours est rarement portée à l’attention du public. Quiconque ose insinuer qu’un fait en apparence inédit n’est que la copie conforme d’un événement vieux de plusieurs siècles s’expose à être rabroué. Lorsqu’ils interrogent l’avenir, nos pontifes sont peu enclins à méditer les enseignements de l’Histoire.

Est-ce donc si important ? En matière de déraison, une réponse affirmative s’impose parce que la déraison est une formidable fautrice de troubles. Les modernes que nous sommes gomment cette réalité à leurs dépens. Pour peu que nous soyons conscients de l’omniprésence et des gâchis de la déraison, nous avons le pouvoir, en tant que citoyens, d’inciter nos élus à… ne pas perdre la raison ! Mieux encore, comprendre la nature de la déraison peut nous en protéger dans nos vies personnelles.

Précisons d’abord notre propos. La déraison est un concept flou aux innombrables variantes. Bien que ce terme soit synonyme d’égarement, de démence, voire de folie, il faut établir une distinction quantitative entre la déraison et la simple folie. Tout le monde peut, à l’occasion, faire des folies; les êtres sous l’empire de la déraison succombent à la folie à perpétuité.

La définition primaire de ce mot – le manque de raison ou de bon sens – colle assez bien aux manifestations bénignes de la déraison. C’est en grande partie pour mettre notre société à l’abri de ses errements que nous avons des règles, des lois, des forces policières, des juges et des prisons.

Les définitions secondaires de la déraison se rapprochent davantage du sens que les historiens et les philosophes attribuent à ce terme : une entreprise vaine et ruineuse, ou une action vouée au désastre. Il n’est pas difficile d’identifier autour de nous des initiatives inutiles qui engloutissent les dollars des contribuables. Il n’est pas nécessaire non plus de solliciter bien longtemps notre mémoire pour recenser des cas d’affaires discutables qui ont dépouillé de leurs biens les investisseurs en cause.

Les définitions, même les plus subtiles, ne parviennent toutefois pas à circonscrire le phénomène dans son intégralité parce que la déraison comporte un élément de mystère qui rend impossible sa définition en termes strictement rationnels.

Le mystère réside dans le fait que la déraison a tendance à ressurgir en dépit de l’évidence flagrante que ses conséquences seront catastrophiques. Si la déraison relevait du domaine du droit, le terme « récidive » serait tout indiqué, le récidiviste étant un individu qui commet des délits à répétition tout en ayant la quasi-certitude de se retrouver derrière les barreaux.

Pareillement, si la déraison était une maladie, l’épithète « chronique » lui serait accolée. Car elle sévit année après année, siècle après siècle, depuis l’aube de l’histoire documentée. La déraison est inhérente à la condition humaine, à telle enseigne qu’elle fut l’un des tout premiers thèmes des écrits de l’humanité.

Sur le compte du subconscient

Homère, le premier auteur publié, a abondamment traité de ce sujet, tout comme les chefs-d’oeuvre de la tragédie grecque dont la thématique centrale était le caractère irrépressible de la déraison. Le récit de la conquête de Troie par les Grecs dans l’Odyssée homérique est une illustration saisissante de la toute-puissance de la déraison. Les Troyens avaient été avertis que le cheval de bois dont les Grecs leur avaient fait présent dissimulait des soldats. Or, ils firent exactement ce qu’on les avait sommés de ne pas faire en remorquant le cheval à l’intérieur de l’enceinte de la ville.

Dans un ouvrage paru en 1985, La marche folle de l’Histoire, Barbara W. Tuchman cite la chute de Troie comme première étude de cas de la déraison. L’auteure soutient que les êtres humains ont, aujourd’hui encore, une attitude fataliste vis-à-vis de la déraison. Au lieu d’en accuser les dieux comme dans l’Antiquité, nous mettons la déraison sur le compte du subconscient. Freud, explique Madame Tuchman, nous a ramenés à Euripide et aux forces obscures de l’âme qui, échappant à la tutelle de l’esprit, ne peuvent être maîtrisées par de bonnes intentions ou la volonté rationnelle.

La théorie selon laquelle la déraison est intrinsèquement humaine soulève une interrogation : comment notre espèce a-t-elle pu évoluer en dépit des revers que la déraison lui inflige ? De toute éternité, un nombre juste assez grand d’individus ont su tirer des leçons des égarements de leurs prédécesseurs et éviter leurs actes déraisonnables. Si la déraison est chronique, elle n’est pas pour autant incurable dans la mesure où l’on exerce une saine vigilance à l’égard de ses symptômes dès qu’ils commencent à poindre.

Dans son livre, Tuchman s’intéresse à la déraison dans la sphère politique, et la décrit comme l’application de principes contraires à l’intérêt général. Elle traque ce phénomène de la chute de Troie à la déconfiture des Américains au Viêt-nam. Son argumentation repose sur le constat qu’au fil des âges, le progrès social et technologique n’a eu aucun effet sur les agissements de la déraison. Les erreurs de Roboam qui amenèrent l’effondrement du royaume d’Israël vers 930 avant J.-C. furent de nouveau commises par les Britanniques lorsqu’ils perdirent leurs colonies américaines dans les années 1700. Quant aux bavures des Britanniques, les Américains les répétèrent à leur tour dans les années 1960 et 1970 en essuyant une défaite au Viêt-nam.

Que firent-ils ? Voici, pour le bénéfice du lecteur, une liste partielle établie à la lumière des constatations de Tuchman :

  • Ils se fondèrent sur des notions figées dont ils ne voulurent pas démordre.
  • Ils tentèrent d’exercer leur suprématie sur d’autres peuples par la force plutôt que la finesse.
  • Ils voulurent à tout prix camoufler leur faiblesse.
  • Ils refusèrent obstinément de se rendre à l’évidence que les événements ne se déroulaient pas selon leurs prévisions.
  • Ils mésinterprétèrent les faits pour les rendre conformes à leurs préjugés.
  • Ils firent la sourde oreille aux opinions contraires aux leurs.
  • Ils s’abstinrent de peser les gains et les pertes possibles; l’envergure des pertes potentielles devint disproportionnée par rapport à l’importance des gains hypothétiques.

Tuchman relève quelques autres caractéristiques d’une conduite déraisonnable : une démesure constante; l’exagération du danger de déroger à la ligne de conduite initiale et l’invention d’échappatoires pour s’y maintenir. Les sujets qui perdent la raison deviennent opiniâtres et sacrifient tout à leurs visées, y compris leur intégrité. Les individus enclins à la déraison sont dévorés par l’ambition, l’anxiété, la quête du prestige et la volonté de sauver les apparences, observe encore Tuchman.

Au nom d’un engagement

Les manifestations de la déraison sont particulièrement visibles chez les détenteurs du pouvoir, ne serait-ce que parce que leurs faits et gestes sont davantage scrutés que ceux des citoyens ordinaires. Les chefs militaires de haut rang offrent un champ d’investigation idéal, car les énormes pressions qu’ils subissent en temps de guerre les exposent dangereusement aux erreurs. Norman Dixon, ex-officier de l’Armée britannique, écrivit un ouvrage sur les défaites militaires dans lequel il releva les traits de caractère transhistoriques suivants chez tous les généraux vaincus : la rigidité, le conformisme, le traditionnalisme, la haine des intellectuels, l’indécision et l’entêtement.

Dans le domaine militaire, la déraison prend souvent la forme d’un asservissement total à un engagement. Les Canadiens ont raison de se remémorer Dieppe, théâtre du raid de 1942 où la moitié des soldats canadiens, soit plus de 2 000 hommes, furent faits prisonniers, blessés ou massacrés. Prévu six semaines plus tôt, le raid avait été annulé à cause du mauvais temps. La nouvelle de l’opération s’ébruita entre-temps, mais l’avancement des préparatifs incita les commandants à donner le feu vert, sans égard au fait que les Allemands avaient peut-être eu vent de l’affaire.

L’objectif est perdu de vue

Si la Première Guerre mondiale peut être considérée comme un épisode de déraison en soi et par soi, les menées du haut commandement des Alliés jettent un éclairage révélateur sur plusieurs facettes de cette tragédie. L’une a trait à la « loi des conséquences involontaires ». L’objectif des bombardements massifs était de préparer la voie aux attaques de l’infanterie. En réalité, ils transforruèrent le champ de bataille en un bourbier impraticable où les troupes devinrent vite des cibles impuissantes pour l’ennemi. Selon un historien, les bombardements et les tirs de barrage de l’Armée britannique eurent pour effet d’entraver la progression de ses propres hommes.

Un autre manquement des militaires (également observé dans les affaires civiles et la sphère privée) consiste à surestimer sa propre force et à sous-évaluer la puissance et la détermination de l’adversaire. Les généraux britanniques de la Première Guerre mondiale conclurent continuellement, sur la foi de preuves sélectives, que l’Armée allemande était sur le point de battre en retraite. En proie à la désinformation, ils s’isolèrent peu à peu de la réalité de la bataille. De l’aveu d’un officier de première ligne, des ordres insensés furent donnés par des généraux qui n’avaient pas la moindre idée de la portée de leurs décisions sur le terrain.

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Dans un autre cas de déraison, les commandants perdent de vue leurs objectifs initiaux. L’enjeu de la bataille de Passchendaele, en 1917, était originellement la capture de la côte belge sous occupation allemande. Les troupes britanniques devaient faire irruption dans la ligne allemande et rejoindre une autre colonne de soldats anglais censée effectuer un débarquement amphibie. Le débarquement avorta, mais l’autre volet de l’offensive fut néanmoins exécuté. Bientôt, le plan stratégique fut mis au rancart et le nouvel objectif devint d’épuiser la résistance de l’ennemi. Bilan : 400 000 soldats alliés furent condamnés à une mort ou à des blessures atroces dans des champs de boue.

L’effet de boomerang

La déraison est souvent dissociée du mimétisme de ses victimes. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, des jeunes soldats des deux camps partirent pour se battre en écartant de part et d’autre l’éventualité d’une défaite. Les ruées vers le désastre sont habituellement déclenchées par le patriotisme ou l’appât du gain, comme l’illustre la folle spéculation dont les bulbes de tulipes firent l’objet dans la Hollande du XVIIe siècle. Dans un autre cas classique de déraison, l’affaire Darien, les deux forces entrèrent en action.

En juin 1695, le Parlement écossais, alors indépendant, constitua une compagnie pour fonder un comptoir commercial à Darien dans l’isthme de Panama. Les précédents étaient sombres : des tentatives pour établir des entrepôts écossais dans le Nouveau-Monde s’étaient soldées par de cuisants échecs. Pourtant, des organisations et de simples particuliers réunirent quelque 400 000 livres, soit la moitié environ des capitaux de l’Écosse, pour réaliser ce projet. Or, aucun des intéressés n’avait jamais mis les pieds à Darien. Les mises en garde des explorateurs, selon lesquels Darien était la contrée la plus inhospitalière des tropiques, se butèrent à l’incrédulité. Darien ne pouvait être cet endroit torride, pluvieux et ravagé par la maladie décrit par les navigateurs.

Darien, croyait-on, présentait l’avantage d’offrir un passage entre l’Atlantique et le Pacifique. Cinq vaisseaux chargés de colons et de marchandises de toutes sortes jetèrent l’ancre sur la côte panaméenne en novembre 1698. Quatre autres navires leur succédèrent un an plus tard, mais les nouveaux venus ne trouvèrent à Darien que des décombres et un immense cimetière. Les pionniers du deuxième arrivage périrent comme leurs prédécesseurs, victimes de maladies tropicales, de naufrages, d’attaques et d’embuscades des Espagnols ou de la famine. Lorsque la colonie fut définitivement abandonnée en 1700, 2 000 hommes, femmes et enfants avaient trouvé la mort et la flotte au complet avait sombré.

Cette aventure est un exemple parfait de l’effet de boomerang. La croisade écossaise en vue de promouvoir l’indépendance nationale accula l’Écosse à la banqueroute et, en 1707, à une union inéquitable avec l’Angleterre. Les Écossais auraient présumément pu sceller une entente plus avantageuse s’ils avaient négocié l’union ou un autre pacte au faîte de leur puissance. Cet incident montre la justesse d’une maxime espagnole : Ce que le sage fait dès le début, le sot s’y résout à la fin.

Des leçons à retenir

Des parallèles de cette nature entre les comportements collectifs et individuels foisonnent dans les ouvrages traitant de la déraison. La différence ente la déraison individuelle et la déraison collective n’est, en somme, qu’une question d’échelle. Ce qui nous amène à nous demander quels enseignements nous pouvons tirer individuellement du passé pour faire échec à la déraison. Voici, pour la gouverne de tous, une liste de règles pertinentes énoncées dans la langue vernaculaire :

Ne vous leurrez pas. S’illusionner sur soi-même mène tout droit à la déraison. Rappelez-vous le vieil adage disant que nul n’est plus facile à duper que soi. En outre, on est toujours son plus mauvais conseiller, d’où l’utilité de solliciter l’avis de gens éclairés et de tenir compte de leurs conseils.

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Ne prenez pas vos désirs pour des réalités. Il est facile de se convaincre de ce qu’on désire ardemment, disait le philosophe romain Térence. Souvent, la déraison naît de la présomption que les autres réagiront à nos actes comme nous le souhaitons. Faites une distinction entre vos désirs et votre logique en vous rappelant que le désir tient le haut du pavé dans la psyché.

Ne prenez pas de risques inconsidérés. Les généraux de la Première Guerre mondiale expédièrent des milliers d’hommes sur le champ de bataille alors que l’effort de guerre était depuis longtemps improductif. Vient un moment où il faut minimiser les pertes. Pour reconnaître le moment opportun, demandez-vous si les gains potentiels que vous escomptez sont supérieurs ou inférieurs à vos pertes éventuelles.

Admettez vos erreurs. Nul ne peut comptabiliser les pertes de vies ou de ressources matérielles attribuables au refus de certains de modifier leurs plans une fois que leurs bavures sont devenues notoires pour tout le monde, sauf eux-mêmes (se reporter à la première règle). Notre répugnance à admettre nos erreurs explique peut-être en partie la persistance de la déraison.

Ne vous fiez pas aux théories. Le risque qu’une théorie soit erronée est aussi grand que la probabilité qu’elle soit juste, et aucune théorie ne saurait servir de fondement à nos actes à moins d’avoir été rigoureusement testée. Dans un essai célèbre, Francis Bacon fait état de l’absurdité de prendre pour argent comptant une proposition discutable. Attendez d’avoir répondu à vos questions les plus évidentes avant d’aller de l’avant.

Regardez les faits en face, surtout ceux qui contrarient vos désirs. Les gens enclins à la déraison ont la manie de dénaturer les faits pour justifier leurs actes. Notre esprit nous joue des tours et, parfois, les faits contraires à nos désirs tombent dans l’oubli. Charles Darwin avait un antidote à cette distraction funeste : chaque fois qu’il était confronté à des données allant à l’encontre de ses hypothèses, il les consignait par écrit, fort de sa connaissance de la propension humaine à oublier les informations déplaisantes.

Ne cédez pas au déni. Dans la psycho pop, le déni ne consiste ni à résister à des faits dissonants ni à les oublier; le déni est le refus de reconnaître la réalité. Ce mode de défense étant autogène, le sujet ne peut s’en prémunir. Il est préférable de se confier à une oreille lucide et objective.

Ne vous emballez pas. Un trait typique des cas d’hystérie collective est que la majorité des intéressés croient dur comme fer en leur réussite en dépit de preuves du contraire. La pression des pairs prime toute considération. Il n’est jamais nuisible de mettre en doute ce que tout le monde pense, dit ou fait. Exercez-vous au « doute méthodique » de Descartes.

Les règles qui précèdent ne sont évidemment que de petits trucs pour éviter de succomber à la déraison. Dans un monde plus censé, des écoles et des facultés d’université se consacreraient à l’étude de ce sujet, tant le pouvoir diabolique de la déraison est redoutable. À défaut de quoi, la répétition des mêmes erreurs, génération après génération, commande au moins une connaissance plus solide de l’Histoire de la part des étudiants et du public. Les grands esprits de la Grèce antique avaient tort de penser que la déraison est inévitable. Nous devrions utiliser toutes les connaissances à notre portée pour lui faire entendre raison.