Vol. 68, N° 1 Jan./Fév. 1987
La mesure du
succès
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Le succès fait-il le bonheur ?
Oui et non, tout dépend des méthodes employées.
La question est loin d'être simple et, dans cet article,
nous nous penchons sur le monde des « gagnants »
et des « perdants » et nous demandons qui, en fin
de compte, sont les vrais gagnants...
Bien que le mot « succès » ait plusieurs
sens selon la personne qui l'utilise, de nos jours il représente
généralement le point culminant d'une carrière
enviable. Une personne « a réussi » lorsqu'elle
possède une certaine richesse et une influence sociale.
Il semble raisonnable de supposer que la plupart des individus
aspirent à ce niveau de réussite, ne serait-ce
que pour ne plus souffrir de l'insécurité qui
va de pair avec le manque de succès. Un travail acharné
permet d'assurer son bien-être et celui de ses enfants.
Le vif désir d'arriver est la condition sine qua
non de toute progression économique au sein de notre
société. Le produit national brut d'un pays
ne représente en fait que la somme totale du labeur
d'un grand nombre d'individus dans une gamme d'activités
très diverses. La population active semblerait nettement
moins « active » sans le surcroît d'efforts
d'une large minorité de ses membres qui cherchent ainsi
à améliorer la qualité de leur vie.
Les progrès réalisés par la plupart
de ces êtres ambitieux, bien que limités, semblent
assez convaincants. Certains, tout entiers à leur dessein,
parviennent à faire de grandes choses et se propulsent
au premier rang. L'ambition dévorante n'est pas en
soi une vertu des plus admirables. Pourtant, ceux qu'elle
anime contribuent à la prospérité générale
en créant des emplois. Il est incontestable que la
soif de gloire et de pouvoir est la force cachée qui
mène à de nombreuses réalisations exceptionnelles,
que ce soit dans le domaine de la politique, de l'érudition,
de la science ou des arts.
Étant donné les avantages économiques
et sociaux qui découlent du désir de réussite,
on pourrait croire que les philosophes, attentifs aux intérêts
de l'humanité, s'attachent à le glorifier. Or,
William James, comme de nombreux penseurs, déplore
« le culte absolu rendu au dieu SUCCÈS ».
De son vivant, James, écrivain américain du
début du siècle, s'élevait contre le
fait que le succès soit évalué en termes
d'argent, d'influence et de possessions matérielles
alors que d'autres valeurs, notamment la force de caractère,
la sensibilité et le sens des responsabilités
sociales, étaient totalement ignorées. Aujourd'hui,
les valeurs que prône l'Amérique du Nord ne pourraient
que raviver ses inquiétudes, car ce qu'il appelle « l'interprétation
sordide » du succès, basée uniquement sur
la réussite matérielle, est la plus répandue
de nos jours. Les médias, notamment par le biais de
la publicité, proclament que rien n'est plus important
que de pouvoir étaler aux yeux de tous les signes extérieurs
du succès - maisons, voitures, vêtements, bijoux
de luxe, vacances coûteuses, etc. - l'implication étant
que quiconque ne peut mener ce train de vie se retrouve socialement
dégradé.
James craignait déjà les effets que pourrait
avoir sur la moralité une philosophie axée uniquement
sur le succès matériel. Il suffirait qu'il se
rende aujourd'hui dans une librairie pour être convaincu
que ses pires craintes se sont matérialisées.
Alors qu'à son époque il aurait pu consulter
l'ouvrage de Benjamin Franklin The Road of Wealth,
qui affirmait que la parcimonie et le travail étaient
à la base de tout avancement social, son regard ne
se poserait que sur des rangées de livres traitant
de la manière de réussir et recommandant à
leurs lecteurs de ne laisser aucun obstacle, et surtout pas
leur conscience, entraver leur ambition.
Ces livres préconisent à chaque page le bluff,
l'intimidation et la manipulation pour réussir une
carrière. Quelques titres suffisent pour donner une
idée de leur nature : Gagner dans l'entreprise ;
Assurez-vous de gagner ; Pouvoir et politique ;
Les chemins vers la puissance ; Lisez vos adversaires
à livre ouvert.
La vie n'est pas un jeu sanctionné par des
victoires
ou des défaites
Il est intéressant de noter que les termes qui reviennent
le plus souvent dans ces titres, « réussir »,
« vainqueur », reflètent fidèlement
l'idée que se fait le monde contemporain du processus
de la réussite. Il s'agit de « l'emporter »
sur ses concurrents. Franklin comparait la poursuite d'une
carrière à une route longue et ardue ;
aujourd'hui, il serait plus juste de parler de terrain de
football où chacun, guidé par sa seule ambition,
cherche à fouler aux pieds ses adversaires : force
brute, supercherie, tous les moyens sont bons. Dans le monde
des affaires, les conversations sont d'ailleurs émaillées
d'analogies guerrières : on attaque un concurrent,
on remporte une affaire, on casse un marché, on élabore
une stratégie et on absorbe une entreprise.
Il est donc clair que gagner prime tout et que la fin justifie
les moyens qui n'ont qu'une importance secondaire. Cette philosophie
est diamétralement opposée au vieux dicton enseigné
autrefois aux jeunes qui affirme que « ce n'est pas le
fait de gagner ou de perdre qui importe, mais la manière
de jouer le jeu ».
Le jeu en question symbolise la vie, et suivre les règles
du jeu impose de respecter un code d'honneur, de probité
et de courtoisie. Or, quiconque à notre époque
se conforme à ces règles est à l'avance
« perdant ». Le perdant manque de dureté
de coeur, il n'est pas assez brutal pour poser les
actes immoraux nécessaires à toute réussite.
Avoir des scrupules, en matière d'avancement de carrière,
témoigne d'une naïveté ignorante de la
réalité moderne. Pourtant, la doctrine de « la
victoire avant tout » manque elle-même de réalisme,
car elle ramène l'existence à une simple lutte
d'où l'on sort vainqueur ou vaincu. Dans un tel monde,
il est impossible d'arriver second ou troisième, les
matchs nuls n'existent pas, ni les compromis.
La réalité est tout autre. La vie est faite
d'ambiguïtés et d'actes qui n'aboutissent pas ;
tout y est relatif. Un échec dans un certain domaine
(par exemple, dans sa carrière) peut être contrebalancé
par un succès dans un autre (par exemple, la fierté
d'avoir bien élevé ses enfants).
Et pourtant, la notion que dans la vie tout est soit blanc,
soit noir et que l'on ne peut que gagner ou perdre est très
répandue. Wendell Johnson, dans son ouvrage classique
intitulé People in Quandaries, décrit
ainsi les adeptes de cette philosophie : « Étant
donné que pour eux le « succès » et
l'« échec » ont une valeur absolue, donc
vague et sujette à interprétation, ils se considèrent
comme des « ratés » à moins d'avoir
prouvé leur valeur d'une façon incontestable.
C'est ainsi qu'ils se sentent poussés à viser
toujours plus haut, à être les meilleurs, à
battre des records et à voir toujours plus grand. »
Les surdoués trop poussés par leurs parents
peuvent être marqués à vie
Quand des surdoués n'arrivent pas au succès
éclatant escompté, leur comportement devient
perturbé, ce qui en retour perturbe leurs proches.
L'Américain Harry Levinson, psychologue bien connu,
a remarqué que les surdoués déçus
dans leurs ambitions « deviennent de plus en plus irritables
et traitent leurs conjoint, enfants et collègues de
façon abusive. Certains souffrent de dépression
chronique et d'autres meurent jeunes, victimes de crises cardiaques ».
« Ceux qui aspirent à un idéal trop élevé
ne peuvent jamais l'atteindre et s'en veulent de leur échec,
écrit Levinson. Ils ont besoin qu'on les aide à
percevoir la valeur de leurs nombreuses réalisations.
Sans aucun doute, il faut se tourner vers l'avenir et chercher
à atteindre de nouveaux idéaux, mais il est
encore plus important de vivre dans le présent et d'apprécier
ce qui est nôtre. »
Il est fort probable qu'un grand nombre de ces êtres
tourmentés avaient des parents qui, pour compenser
leur propre échec, leur avaient imposé des idéaux
irréalisables. Les hommes et les femmes qui estiment
avoir raté leur vie ont tendance à vouloir se
réaliser à travers leurs enfants et à
pousser ces derniers à s'élever dans la vie
pour connaître le succès qui leur a été
refusé.
Rien n'est plus normal que de souhaiter que ses enfants
réussissent dans la vie. Ce qui est anormal, et ce
qui provoque des troubles émotifs, est de les traiter
de ratés parce qu'ils ne se sont pas montrés
à la hauteur des ambitions de leurs parents. Or, s'ils
ont « échoué », c'est souvent parce
que ces mêmes parents les ont poussés à
prendre une voie qui n'était pas la leur. Quelle que
soit la cause de leur échec, les enfants qui pensent
avoir déçu leurs parents souffrent de sentiments
de culpabilité et d'infériorité tout
le reste de leur existence.
Le complexe de l'imposteur et la crainte de réussir
Des aspirations trop élevées ne sont pas la
seule cause des problèmes émotifs liés
à l'éthique du succès. Étant donné
l'importance que joue la réussite dans l'intégration
sociale, les jeunes qui n'ont ni l'occasion de prouver leur
valeur ni les compétences nécessaires pour réussir
se sentent des parias. Certains se transforment en révoltés
amers, d'autres perdent tout espoir et se résignent
à ne rien faire, d'autres, enfin, cherchent une consolation
dans les drogues ou le crime.
Fait étrange, trop bien réussir peut
également provoquer des problèmes psychologiques
qui n'ont aucun rapport avec l'ivresse du succès et
la vie dissolue qui peut en découler. Les psychologues
s'intéressent vivement depuis quelques années
à des personnes qui, ayant réussi, souffrent
du « complexe de l'imposteur », c'est-à-dire
qu'elles éprouvent une profonde culpabilité
à « tromper » le monde en exerçant
des fonctions professionnelles pour lesquelles elles jugent
ne pas être qualifiées, alors qu'en réalité
elles le sont.
Le complexe de l'imposteur est lié à la peur
de réussir et empêche les personnes qui en sont
victimes de développer pleinement leur potentiel. Inconsciemment
convaincues que leur réputation est usurpée,
ces dernières fuient toute possibilité qui leur
permettrait d'aller encore plus loin.
Aaron Hemsley, conseiller en psychologie, cite, en exemple,
le cas classique de l'agent d'assurance « qui, étant
le meilleur vendeur de son bureau, souffre subitement d'une
maladie qui l'empêche de travailler, ou qui ne peut
résister au désir soudain de prendre quelques
semaines de congé pour assister à la réunion
de sa classe... Examinons le cas de l'individu qui déclare :
« Je ne veux pas être le numéro un ;
être le numéro deux me convient bien mieux. Je
suis paresseux et je ne veux pas avoir à prouver ma
valeur année après année. J'aime que
mes mérites soient reconnus, mais je refuse toute responsabilité ».
Pour cette personne, être « influent » équivaut
à être « responsable ».
Certains évitent de consolider le succès qu'ils
ont déjà acquis, d'autres refusent, dès
le départ, d'entrer en lice ; ils craignent que
le fait d'être riche et important ne modifie leur caractère
et ne les coupe de leur environnement.
Il se peut également qu'ils n'osent donner libre
cours à leurs ambitions parce qu'ils craignent d'affronter
le « monde impitoyable » des affaires, tel qu'il
leur a été dépeint. Ils ont peur que
la valeur douteuse des résultats obtenus ne puisse
justifier les atteintes portées à leur intégrité
personnelle.
Il serait naïf de prétendre qu'aucun procédé
crapuleux n'a jamais été utilisé par
ceux qui se fraient un chemin dans la jungle des affaires.
La loi « oeil pour oeil, dent pour dent » peut,
pour certains, être insupportable à vivre. Selon
Harry Stein, sociologue américain, un tel contexte
est particulièrement éprouvant pour les femmes
qui, soumises à une intense pression qu'elles s'imposent
souvent elles-mêmes pour réussir dans le domaine
professionnel, se trouvent souvent dans une situation intenable
parce que leur éducation ne les a nullement préparées
à écraser les concurrents qui pourraient entraver
leur carrière.
L'idée que seules les méthodes plus ou moins
honnêtes permettent d'arriver a été largement
répandue par les médias. En effet, la prétendue
âpre concurrence pour se faire une place au soleil,
ce que les anglophones appellent le « rat race »,
ne correspond pas à la réalité de la
course aux honneurs. Les coureurs les moins doués se
laissent distancer d'eux-mêmes, bien avant d'atteindre
la ligne d'arrivée. D'ailleurs, toute manigance de
leur part ferait leur propre perte, car aujourd'hui les hautes
réalisations d'ordre commercial ou professionnel sont
généralement le fruit d'efforts concertés.
Puisque la réussite se mesure aux résultats
obtenus, il est difficile de l'atteindre si, en cours de route,
vous vous êtes aliénés la bonne volonté
de vos proches collaborateurs.
Ceux qui atteignent les sommets sont généralement
des personnes intègres
Contrairement à l'opinion publique, ceux qui se propulsent
au premier rang sont généralement des êtres
intègres, travailleurs, qui inspirent, chez ceux qui
les côtoient, l'esprit de collaboration. Il est donc
étrange que l'idée selon laquelle les gens honnêtes
arrivent bons derniers demeure omniprésente dans notre
société et contribue à l'attitude négative
des jeunes face au monde du travail.
Récemment, Harry Stein jugea nécessaire de
s'élever contre l'idée que la réussite
est l'apanage des êtres sans scrupules. En fait, dit-il :
« L'ambition et l'intégrité ne sont pas
plus incompatibles que la sagesse et l'humour. Le vrai problème,
qui pour certains est insurmontable, est de braver la connotation
machiavélique que revêt toute réussite
dans la mentalité des gens de ce pays. Il est impératif
de rabâcher aux ambitieux que les moyens valent la fin
et de convaincre les plus timides que la corruption n'est
pas un prérequis. »
La réponse à l'éternelle question « le
succès fait-il le bonheur ? » semble donc
être liée étroitement à la nature
des procédés utilisés pour y parvenir.
Celui qui, impitoyable et égoïste, est prêt
par tous les moyens à arriver à ses fins est
probablement incapable d'éprouver les sentiments d'amitié
et d'amour sans lesquels les êtres humains ne peuvent
être heureux.
L'expérience démontre clairement que le succès
fait le bonheur de ceux qui l'obtiennent la conscience
en paix. Une étude échelonnée sur 10
ans menée aux États-Unis par le General Motors
Research Institute auprès de personnes de diverses
professions montre qu'au cours de leur ascension sociale les
personnes interrogées ont acquis une stabilité
émotive et mentale et une capacité à
résister au stress de plus en plus prononcées.
Ces résultats ne sont pas vraiment surprenants si
l'on considère que les qualités personnelles
qui permettent la réussite professionnelle correspondent
justement à celles qui conduisent à une vie
agréable et équilibrée. Walter Bagehot,
célèbre économiste politique, les résume
en deux mots quand il parle de « modération dynamique ».
À ce chapitre, Joseph Addison a dit : « Pour
réussir dans la vie, la persévérance
est votre meilleur allié, l'expérience votre
meilleur conseiller, la prudence votre frère aîné
et l'espoir votre force motrice. »
Remarquons toutefois qu'il parle « de réussir
dans la vie » et non de « réussir sa vie
professionnelle » ou de « gagner beaucoup d'argent ».
Le vrai succès doit mettre en jeu toutes les facettes
de la personnalité. Celui qui pense avoir réussi
devrait se demander dans quel domaine il a réussi ;
dans ses relations familiales, avec ses amis, ses concitoyens ?
Bref, a-t-il réussi sa vie d'être humain ?
Certes, le succès se mesure aux résultats
obtenus, mais ces derniers ne sont pas nécessairement
de nature professionnelle ou matérielle. L'erreur que
l'on commet à notre époque est de croire que
la réussite professionnelle est la clé du succès.
Le concept du succès devrait être plus global
et toucher à tous les aspects de la vie, une sorte
de cercle qui doit être bouclé avant qu'on puisse
prétendre avoir réussi sa vie.
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